La lecture sur écran rend-elle stupide ? (2)

La lecture sur écran ne se fait que du bout des yeux. Or la lecture sur papier se fait aussi du bout des doigts. A la lecture sur écran manque la sensualité du papier. Serait-ce à dire qu’une telle sensualité a quitté ce monde ?   

Comme l’homme augmenté, la lecture est elle aussi devenue une lecture augmentée, demandant donc de nouveaux apprentissages. La lecture sur écran diverge par de nombreux points de la lecture sur papier : lumière émise par l’outil, lecture linéaire ou non linéaire, page par page ou en défilement continu, en plein écran ou avec les cadres, coupé de publicités ou pas, avec ajout de multimédia, de mécanismes ludiques parfois complexes (infographie dynamique des quotidiens sur le web). Cela, même si le lecteur peut aussi transformer une telle lecture non linéaire en lecture linéaire. Par ailleurs il n’y a pas qu’une seule lecture sur écran : la lecture de sms, celle d’un web quotidien ou d’un web périodique, d’un livre numérique sur tablette ou sur ordinateur ont chacune leur fonction propre, pour ne citer que ces trois types. En tout état de cause, c’est le rôle de l’Ecole d’apprendre une telle lecture qui remplit aussi bien l’espace social que l’espace scolaire lui-même (manuels numériques, tableaux numériques, ordinateurs, tablettes et projections diverses…). A l’Ecole aussi le rôle d’échapper à celles qui sont appelées les lectures industrielles (cf La lecture sur écran rend-elle stupide ? -1- ).


Nicolas Esposito, responsable du laboratoire Ergodesign, « La lecture sur écran rend idiot, anatomie d’une idée reçue ». BPI, centre Pompidou, le 2 novembre 2015.

L’acte de lire du point de vue cognitif : attention concentration, compréhension, mémorisation …

Surfer sur des pages web, comme ce peut être le cas lors des recherches faites par les élèves lors des activités pluridisciplinaires, peut avoir, a, souvent comme conséquence un papillonnage caractéristique d’une pseudo lecture. Si l’intérêt de la lecture numérique est de mêler aux articles des vidéos et autres animations de toute sorte, on oppose parfois un tel papillonnage à la lecture attentive sur support papier, lecture qui demande concentration et mémorisation, et donc appropriation, au contraire du surf. Or le surf est, rappelons-le, un sport de glisse qui n’a d’importance que comme support des sensations, émotions, apportées par la glisse en elle-même. Sur le web, l’attention du lecteur est constamment déviée, détournée d’un aspect à l’autre, voire d’un lien à un autre, conduisant parfois à un sujet totalement différent de la première intention. Le contenu peut perdre alors de sa valeur première au profit d’un faux vagabondage. (Un vrai vagabondage intellectuel se fait les yeux tout ouverts, dans une approche impressionniste permettant de s’imbiber, d’incorporer ce qui est de l’ordre d’une vraie rencontre.) Il convient donc d’apprendre aux élèves à ne pas se perdre, à garder le droit fil de la pensée, ce qui implique bien évidemment qu’une telle pensée soit présente. L’acte de lecture numérique demande donc peut-être encore plus de concentration et de mémorisation. En pratique, dans ce cadre, la présence de deux ou plusieurs enseignants ensemble dans une même séance peut être profitable, chacun apportant sa compétence propre dans un cadre de travail bien défini. Cela permet, par expérience, de recadrer sans cesse le questionnement des élèves. En ce sens la recherche sur internet lors de séances interdisciplinaires, confrontée en plus à l’importante multiplicité des sources, se rapproche, sur le fond, du suivi de mémoire. Une telle pratique, toujours par expérience, a l’avantage de recentrer l’autorité de l’enseignant sur ce qu’il a de plus valorisant, c’est-à-dire sa compétence propre et non une pseudo universalité d’ordre socio-divin.

Les débuts de la lecture numérique ont vu mettre en place des hyperliens, beaucoup plus efficaces et moins rébarbatifs que des notes de bas de page ou de fin d’ouvrage. Ils permettent aussi une lecture linéaire (nul n’est obligé de cliquer sur les liens). L’apprentissage d’un tel type de lecture ne déroge pas de manière significative aux principes de base de la lecture sur papier, sinon par la facilité d’utilisation. Le danger est de se perdre en route, un lien amenant à un autre écrit dans lequel d’autres liens amènent à d’autres écrits et ainsi de suite. Dans une perspective d’enseignement, il semble alors important d’apprendre à ne pas se perdre ainsi au fond des écrits. Cela passe par une rigueur de mise en place des objectifs de lecture, comme souligné plus haut.

Nos sociétés ont imposé à tout niveau une immédiateté pulsionnelle nécessaire à une hyperconsommation de masse. On retrouve cet état de fait dans la lecture. Combien de fois n’a-t-on entendu sur les bancs du lycée ce type de phrase : “Comment ? Tout cela à lire ?”. Alors même que le texte demandé ne dépasse pas une page dactylographiée. Lire demande effectivement un rapport au temps, inévitable dans la lecture sur papier, que l’Ecole se doit de réintroduire. Pensée, compréhension et appropriation ne font pas bon ménage avec la brièveté censée frapper les esprits, voire se mettre à leur indigente portée.

Apprendre à écrire numérique pour apprendre à lire numérique

Dans un contexte d’enseignement actuel, la question fondamentale de l’acquisition de savoirs qui, traditionnellement passait par la lecture sur support papier, couplée à l’écriture (prise de notes), peut et doit trouver dans les nouveaux supports des techniques d’apprentissage et des compétences dont il devient difficile de se passer (vidéos, animations représentations graphiques etc.). La lecture linéaire peut donc sembler, dans ce cadre, tout à fait obsolète. Il n’en est rien, la lecture numérique pouvant aussi, devant parfois, être linéaire. La question n’est donc pas la technique de lecture en elle-même mais l’apprentissage de plusieurs modes de lecture possibles, dont la lecture augmentée. Or celle-ci, en ce qu’elle repose notamment sur l’image, renforce les aspects émotionnels. Un des risques est donc d’externaliser l’imaginaire, de l’amenuiser sinon de le détruire. Apprendre à lire numérique passe donc par apprendre à écrire numérique. En cela l’apprentissage de la lecture reste fondamentalement sur les mêmes modes. Et la question du fond reste la même. On peut écrire sur le mode Starac, sous divers prétexts très démagogiques ou écrire avec des exigences intellectuelles. Et si, par contre, le regard sur le monde change et s’enrichit (écriture et lecture augmentées), la nécessité de l’exigence ne change pas. Il est donc nécessaire d’apprendre aux élèves un minimum de montage vidéo, de création d’animation, d’organisation des liens, d’intégration dans l’écrit, de mise en sens etc.. On en revient toujours au même : pensée, cohérence de pensée, cohérence d’organisation de l’écrit…  Mais avec peut-être une plus forte nécessité du fait des aspects soulignés plus haut (pouvoir émotionnel de l’image, perte de sens des liens, perte du droit fil de la lecture, etc.). Bref, il convient d’échapper à une approche googlesque, centrée exclusivement sur l’impact, pour garder un autre sens que marketing, redonner du sens. La vraie question étant celle posée par Nicolas Esposito,  à savoir un vrai choix de société.

C’est dans ce sens que travaux personnels, de groupe (écriture collaborative), pluridisciplinaires (j’aurai personnellement tendance à dire INDISCIPLINAIRES) sont la grande chance de l’acquisition de ces nouvelles compétences de lecture qui feront des élèves des citoyens capables de penser et donc de moins subir, des citoyens et non plus de simples hyper consommateurs en tout domaine. A condition aussi que leurs enseignants soient eux-mêmes indisciplinés, donc indisciplinaires. A en croire une grande partie des discours et à voir ce qu’est la formation des enseignants de ces dernières décennies, il reste encore beaucoup de travail à faire.

Le Gypaète barbu.

 

A lire aussi : Lectures digitales – L’écran au bout des doigts – Ouvrage collectif publié sous licence Creative Commons BY-NC-ND– Publie.net . Première mise en ligne : 30 décembre 2015

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