Education Nationale et enjeux de société à l’heure du numérique

“Il faut enseigner le doute” … “Faut pas les (les jeunes) laisser gober n’importe quoi.” “C’est pas une caisse de bourrage de crâne, la classe ; ça doit pas être ça !” François Jarraud, rédacteur en chef du “café pédagogique” – L’instant M – Sonia Devillers – France Inter – 28/11/2016 – :

Ces mots de François Jarraud à propos de l’enseignement de l’histoire et de son rapport au grand récit national. Ils rentrent curieusement en résonance avec un documentaire d’Anne Georget récemment diffusé sur Arte les 10 octobre et 25 novembre derniers : Cholestérol, le grand bluff, que tout enseignant en SVT, biologie humaine ou sciences médico-sociales devrait visionner.

On pourrait penser qu’évoquer le rôle de l’Éducation nationale dans la diffusion de masse de la doxa sur le cholestérol n’est plus d’actualité. Mais cette “histoire”, ce “récit”, devrait constituer une vive mise en garde à l’heure où des conventions sont signées entre l’Éducation Nationale et les grandes multinationales du numérique et des données (Microsoft et autres GAFA dont Amazon pour l’apprentissage de la lecture). La même histoire ?

Ce documentaire est un excellent exemple de la manipulation de données scientifiques concomitant à un marketing extrêmement agressif :

Les techniques sont toujours les mêmes et sont encore mises en œuvre aujourd’hui dans d’autres domaines que celui de l’agroalimentaire dans ce cas du cholestérol : choix des données de base, choix des publications scientifiques avec élimination de celles qui “ne conviennent pas”, discrédit des chercheurs indépendants, voire blocage de carrières et autres méthodes encore moins dicibles (dont des menaces diverses et directes), le tout avec, la plupart du temps, la complicité des pouvoirs publics :

Les pratiques sont à la hauteur des enjeux économiques. C’était le cas pour le cholestérol en ce que le discours pseudo scientifique a modifié complètement comportements alimentaires, offre restrictive de produits à l’appui, et prescriptions médicales, les populations étant convaincues finalement du risque de mourir. Ce récit a été soutenu par l’Éducation Nationale qui a fondé ses programmes sur celui directement offert par l’industrie agroalimentaire.

Éducation Nationale et éducation à l’alimentation

L’Éducation Nationale a donc eu, et a toujours, une très grande responsabilité dans le domaine. En effet, les géants de l’agroalimentaire (Astra Calvé, c’est-à-dire Unilever, Nestlé France entre autres) ont compris très tôt (années 1970-1980 l’intérêt de cibler les professions relais (enseignants, médecins généralistes, infirmiers, travailleurs sociaux, etc.) en plus d’un marketing très agressif dirigé vers la population générale. Ils  ont donc produits des documents pédagogiques dans lesquels les données scientifiques sélectionnées ne contredisaient absolument pas leur doxa en termes de nutrition concernant l’obésité et les risques de maladies cardio-vasculaires liés au cholestérol.

Visionner le documentaire, notamment la partie consacrée à l’analyse de la comparaison des taux de mortalité cardiovasculaire en fonction de la consommation en cholestérol et d’acides gras saturés et aux études de Framingham peut rappeler le contenu d’un certain cours qui a toujours présenté ces données :

Or proposer une analyse critique de l’étude des sept pays ou citer l’étude de Framingham (analysés 30 ans après dans le documentaire) et dire qu’en diminuant le taux de cholestérol on pouvait augmenter la mortalité*, était alors très hétérodoxe et marqueur d’une marginalité très indisciplinée dans l’institution, ce qui n’a pas toujours valu que des soutiens à l’auteur de ce cours, au point d’une nécessité de divorce avec consentement mutuel. Il y allait, et il y va toujours, d’une ferme volonté d’intégrité intellectuelle et scientifique. Nul, a priori, n’est obligé de ne jouer que le rôle de roue de transmission des doxa industrielles. Il est vrai cependant que l’institution ne rend pas autonome dans la mesure ou le recrutement comme la carrière éventuelle dépend fortement de la soumission au discours officiel d’enseignants “en place” et d’inspecteurs trop marqués.

Dans ce cas, les enjeux économiques en matière de produits allégés, de matières grasses végétales, de consultations de spécialistes et de médicaments anticholestérolémiants étaient bien trop importants, se chiffrant au total en milliards de francs. Des récits équivalents ont été propagés concernant l’intérêt du petit-déjeuner ; dans ce cas les industriels impliqués étaient notamment Kellogg’s et Nestlé, fabricants de céréales pour petit-déjeuner, bien que la qualité nutritionnelle de leurs produits ait pu être contestée. C’est ainsi que formation des enseignants et contenu des programmes scolaires ont de fait repris, sans se poser aucune question, le discours faussement scientifique, ou pour le moins orienté, imposé par la doxa de ces grandes multinationales dont les objectifs ne sont quand même que de vendre leurs produits et de faire le plus de profit possible, dans des pratiques où tous les coups sont permis. Le rôle de l’inspection et de l’inspection générale est là plus que contestable, ce que dans d’autres temps et d’autres mœurs on aurait appelé une “alliance objective”.

Les nouveaux enjeux

Les domaines de l’histoire et de l’alimentation ont été ici évoqués. Ce ne sont malheureusement pas les seuls exemples de la fonction de roue de transmission jouée par l’Éducation Nationale. Il suffit d’évoquer le récit autour du nucléaire et l’ensemble des documents pédagogiques fournis par EDF à l’époque. Or l’enseignement des sciences se devrait de donner les fondamentaux de savoirs et de raisonnement permettant aux jeunes d’apprendre ce qu’est une approche scientifique indépendante et d’en acquérir l’esprit (et cela n’est aucunement contradictoire avec des approches pédagogiques dites encore nouvelles sans ne l’être plus, bien au contraire !). Quoiqu’il soit parfois affirmé quant à l’enseignement des Sciences de la vie et de la terre qui se veut expérimental et basé sur le raisonnement, cela n’est pas non plus le cas dans cette matière. Faire apprendre des recettes ou des techniques ce n’est pas former des scientifiques. Les études PISA confirment une fois de plus, récemment, notre retard en la matière, retard qui s’accroît, même si l’institution fournit quelques élites au-dessus du lot international.

Mais le grand enjeu actuel réside dans l’intégration dans le monde du numérique. L’enseignement scientifique est là particulièrement touché dans la mesure où la fusion entre scientifique et technologique est presque de nature incestueuse. Les évolutions technologiques, du fait du numérique, se sont accélérées d’une manière foudroyante. Les algorithmes ont déjà pris le pouvoir faisant de l’individu un produit, un profil qui fait de lui un individu virtuel figurant dans le catalogue des Big Data (lire à ce sujet : “L’Homme nu, la dictature invisible du numérique” -Marc Dugain et Christophe Labbé – Robert Laffont Plon Ed. – avril 2016).

Or cet enjeu n’est plus de la même nature que ceux des décennies précédentes du fait de ce qu’on appelle la disruption, phénomène d’accélération de l’innovation qui prend toujours de vitesse les sociétés et institutions en leur imposant un modèle qui détruit les structures sociales au profit de la data économie.

“La disruption est ce qui va plus vite que toute volonté individuelle aussi bien que collective, des consommateurs aux dirigeants politiques aussi bien qu’économiques. Comme elle prend de vitesse les individus à travers les doubles numériques ou profils à partir desquels elle satisfait des désirs qui n’ont jamais été exprimés, et qui sont en réalité des substituts grégaires privant les individus de leur propre existence en précédant toujours leurs volontés, que, du même coup, elle vide de sens, tout en nourrissant les modèles d’affaire de la data économie, la disruption prend de vitesse les organisations sociales qui ne parviennent à l’appréhender que lorsqu’elle est déjà devenue du passé : toujours trop tard.” Bernard Stiegler – Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ? Les Liens qui Libèrent – mai 2016

On le voit, la révolution numérique ne révolutionne pas que les technologies. Les nouveaux enjeux sont (au-delà de la toute puissance insidieuse et déjà installée des GAFA) de nature telle  qu’ils font déjà entrevoir à certains la fin de ce qu’on appelle l’anthropocène. Il serait urgent que l’Éducation Nationale se mette à réfléchir sur le sujet, sur les conséquences de la data économie, sur les conséquences en terme d’enseignement, et ce dans une optique réellement pluridisciplinaire. En ce qui concerne l’enseignement scientifique, il serait urgent de changer de cap et de sortir d’une approche purement technologique, qualifiée plus haut d’incestueuse, et d’une trop grande complicité avec le monde économique. L’Éducation Nationale n’est pas une roue de transmission des différents pouvoirs. Il ne s’agit même plus d’une simple question de démocratie, tant on est aujourd’hui bien au delà.

Le Gypaète barbu

 

* D’après Framingham, le minimum de risque pour des femmes de 65 ans se situe à 2,65 g.L-1, valeur en dessous de laquelle on voit augmenter le risque de cancer. Sans compter les risques de dénutrition liés à des régimes hypocholestérolémiants. Or il fallait enseigner une valeur normale de 2, donc délétère. De la même manière il fallait officiellement enseigner que les maladies cardiovasculaires étaient la première cause de mortalité, ce qui est faux si on utilise des données de première main ou simplement les données de l’Institut National de la Veille Sanitaire (INVS) et qu’on en propose une analyse catégorielle (hommes, femmes, âge) et qu’on élimine pas d’autres causes comme le suicide, première cause dans certaines classes d’âge. Mais les inspecteurs ont-ils jamais été eux-mêmes ne serait-ce que jeter un coup d’œil sur ces données ?

** Les extraits vidéo sont tous tirés de Cholestérol, le grand bluff

Pour lire et relire les anciennes chroniques :
dans l’ordre chronologique : ici
dans l’ordre chronologique inverse : ici

Faire bouger la société contre les replis communautaristes

artie de l'ensemble de fresques appelées Paroles, l'une des œuvres de Tobias Rehberger situées le long de la ligne 41 du tramway.

Partie de l’ensemble de fresques appelées Paroles, l’une des œuvres de Tobias Rehberger situées le long de la ligne 1 du tramway.

Les trois forums citoyens prévus et destinés à animer la «concertation citoyenne» de l’après Charlie à Mulhouse se sont tenus. Le premier a eu lieu le 19 février 2015 dans le quartier des Coteaux. J’en ai rendu compte sous la forme d’une note signalant sa forte composante sociale. Chacune des deux autres rencontres avait une autre tonalité, plus «culturelle» dans le quartier de Bourzwiller, plus «intellectuelle» à Brustlein. J’avais signalé suite à l’épisode Nathalie Kosciusko-Morizet les mauvaises conditions de départ pour la crédibilité d’une telle concertation.
J’avais déjà relevé aux Coteaux la faible participation et noté que l’abstention est de règle. Il avait été souligné dans le débat qu’elle correspondait à l’abstention électorale. Elle ne s’est pas démentie. Il ne s’est pas trouvé cinquante personnes pour participer aux trois réunions alors qu’elles étaient 25 000 à la « marche des crayons ». Il s’était alors passé à Mulhouse la même chose qu’ailleurs en France. Et l’on peut suivre le constat de Pierre Rosenvallon : «Nous avons d’abord vu le rassemblement d’une communauté d’effroi et d’interrogations. Les horreurs du monde dont nous entendons tous les jours parler ont soudain fait irruption chez nous, venant de l’intérieur (…)». Il observe que l’union dont tout le monde a parlé lors du 11  janvier n’existait pas : «Loin de manifester une véritable union nationale, cette communauté d’effroi a immédiatement fait apparaître le caractère problématique de cette prétendue unité. Au-delà des manifestations de rejet représentées par les “Je ne suis pas Charlie”, une partie de la population ne s’est pas retrouvée dans ces manifestations. Une partie du pays est restée en retrait» (Pierre Rosenvallon : Une communauté d’effroi ne doit pas conduire à l’illusion de l’unité nationale in Le Monde 11-02-2015. Ajoutons que la multitude des je (suis Charlie) n’en fait pas un nous. Or, les manifestations ont tout de même été vécues comme un moment nostalgique dans la sinistrose ambiante. Elles dénotent une envie d’être ensemble, une aspiration à un nous.
Dans quelle mesure la démarche qui a présidé à l’organisation des forums citoyens à Mulhouse n’était-elle pas faussée au départ ?
Les questions ont été présentées comme s’il y avait d’un côté des représentants du «pacte républicain», que l’on aurait du mal à définir précisément et donc à transmettre, missionnés pour essayer de comprendre pourquoi les 75 000 autres mulhousiens n’étaient pas venus à la manifestation créant ainsi une fausse dichotomie.
En même temps, le fait que la société ne bouge pas d’avantage – elle aurait pu investir les forums, s’emparer de la concertation – témoigne de l’état de léthargie dans laquelle elle se trouve. Or, dès lors que la société ne bouge plus naissent les tentations communautaires. Cet aspect pointe par exemple dans la question suivante : «quand et comment est-on passé des arabes aux musulmans ?» Et à partir de quand ce qui était auparavant considéré comme un racisme anti-arabe a-t-il basculé dans l’islamophobie ?

« Une société dont le sens se perd parce que son action est impossible devient une communauté, et par conséquent se ferme, élabore des stéréotypes ; une société est une communauté en expansion, tandis qu’une communauté est une société devenue statique ; les communautés utilisent une pensée qui procède par inclusions et exclusions, genres et espèces ; une société utilise une pensée analogique [i.e. qui procède par ressemblances, points communs] au sens véritable du terme et ne connaît pas seulement deux valeurs mais une infinité continue de degrés de valeur, depuis le néant jusqu’au parfait, sans qu’il y ait opposition des catégories du bien et du mal, des êtres bons et mauvais ; pour une société, seules les valeurs morales positives existent : le mal est un pur néant, une absence, et non la marque d’une activité volontaire.Le raisonnement de Socrate oudeis ekôn amartanei, selon lequel nul ne fait le mal volontairement, est remarquablement révélateur de ce qu’est la véritable conscience morale de l’individu et d’une société d’individus » (Simondon L’individuation psychique et collective cité par Bernard Stiegler dans La télécratie contre la démocratie Flammarion. Le commentaire entre crochets est du Wagges)

La question beaucoup plus générale que l’on aurait pu et du se poser – elle pointait dans certaines interventions – est celle-ci : d’où vient la désagrégation du corps social, la déstructuration du vivre ensemble ? N’est-elle pas voulue ? En 1987, Margaret Thatcher avec Ronald Reagan fers de lance de la révolution conservatrice, affirmait que « la société n’existe pas. Il y a seulement des hommes, des femmes et des familles ». Il s’en est suivi une concurrence de plus en plus grande entre les individus ainsi qu’entre les territoires, la liquidation du compromis social et des corps intermédiaires au profit d’un capitalisme financiarisé de plus en plus spéculatif et à courte vue.
Nous subissons tous la crise même si certains la supportent plus douloureusement que d’autres. “Il y a ceux, comme cela a été rappelé, qui le 15 du mois ne savent pas comment le mois va finir”. Mais la crise n’est pas seulement sociale. Il n’y a pas d’un côté des personnes qui accumuleraient les problèmes et de l’autre celles qui n’en auraient aucun. Le sentiment de mal-être est partagé.
La recherche collective de solutions alternatives dépasserait tous les clivages notamment confessionnels. Il faut faire revivre l’ensemble de la société, la remettre en mouvement. On ne peut opposer à la tragédie que nous venons de vivre – l’épisode n’est pas clôt – une république immuable à l’imagerie pétrifiée, il faut la réinventer.
On nous parle de futurs conseils citoyens, mais pour quoi faire ? Être citoyen, est-ce que cela consiste à balayer les feuilles mortes des squares du quartier une fois par an  ou à procéder à la Réfection du grillage du Gymnase du quartier, ou encore à la Rénovation du parcours Vita comme l’on m’y invite lors des Journées citoyennes ? Rien contre, évidemment, encore que…On concédera qu’être citoyen c’est tout de même un peu autre chose. Être citoyen, c’est faire de la politique, non au sens d’une adhésion à un parti politique – ce n’est qu’une dimension et ils ne sont guère reluisants – mais au sens d’une contribution à la définition de ce qu’est le bien commun, comme le suggère d’ailleurs le slogan :

Tous-pour-le-bien-comme-unLivrée à elle même, l’économie que l’on identifie de plus en plus exclusivement au marché ne se préoccupe pas du bien commun mais produit ce que l’on appelle des externalités négatives, des toxiques, de la toxicité, on en a des exemples de plus en plus nombreux mais c’est le cas général. C’est à la politique qu’il appartient d’y porter remède, de définir les externalités positives et d’organiser la cohésion du corps social.
Or les politiques ont déserté la politique ainsi définie. Il faut les obliger à y revenir.

«Quant à nous qui venons aujourd’hui, c’est-à-dire après l’effondrement de cette calamiteuse aventure planétaire néoconservatrice et ultralibérale également appelée ”mondialisation” qui aura planétarisé l’immonde et dont l’idéologie domine encore, et même plus que jamais, la tâche qui s’impose est de reconstruire un savoir-vivre, et avec lui des savoir-faire et des savoirs théoriques – le savoir-vivre contemporain devant être issu, dans nos sociétés, et pour autant qu’elle sont encore policées, de la polis grecque, et constituer en cela la nouvelle forme historique de la citoyenneté»
(Bernard Stiegler : Pharmacologie du Front national Flammarion page 53)

Cela ne pourra à mon avis pas se se faire du moins dans un premier temps dans la verticalité, de bas en haut et encore moins de haut en bas mais devra l’être dans l’horizontalité, entre nous. Mais comment y parvenir ? Dans la verticalité, beaucoup ont déjà donné et pas qu’une fois depuis trente ans. Ils ont fait le constat que cela ne sert à rien.
J’ajoute à ces réflexions quelques autres glanées dans les débats. J’ai été frappé par la difficulté à caractériser les événements tragiques de janvier dernier et à qualifier leurs auteurs. Ce n’est en effet pas aussi simple que cela en a l’air. La débauche d’images et de mots qui nous envahit fait perdre le sens même des mots -sans parler de la syntaxe. «S’il y avait un projet, a dit quelqu’un, ce serait autour de la culture des mots». Bien d’accord. L’un de ces mots plusieurs fois évoqué est celui de laïcité.
Il y a incontestablement – et on sent des hésitations à l’admettre – un gros problème avec la jeunesse et dans la transmission intergénérationnelle des « valeurs » républicaines que nous ne pouvons d’ailleurs pas diffuser en l’état car cela serait une position purement conservatrice vouée à l’échec. Nous sommes en 2015. Avons nous conscience qu’arrivent bientôt au baccalauréat les premières générations nées au 21ème siècle ?
A aucun moment dans les débats la question du numérique, de l’Internet et des réseaux sociaux n’a été évoquée. Or ils sont non pas le bouc émissaire commode que l’on voudrait qu’il soit mais tout à la fois la clé du problème et celle de sa solution. Des étudiants de l’IUT de Mulhouse ont aidé des enfants de maternelle à concevoir quatre robots. Outre la question de savoir si cela est très utile à des enfants de petite section, mais on y va, on aimerait surtout savoir quelle réflexion et quelle culture accompagne de telles initiatives aussi bien du côté de l’IUT que de la maternelle Henri Reber. (Source)
Et pour conclure, j’ai trouvé intéressante l’hypothèse émise que les événements tragiques que nous avons connus soient intervenus dans notre vacuité, dans l’espace laissé vide non seulement de politique mais de spiritualité. Il y a eu un appel à la spiritualité fut-elle agnostique. J’aimerais bien quant à moi étendre cela à ce que Paul Valéry appelait la valeur esprit lorsqu’il s’interrogeait sur la mortalité possible des civilisations, cette valeur esprit que l’on est entrain de transformer en marchandise, il n’y a qu’à voir le nombre d’objets stupides comme des compteurs d’eau que l’on qualifie d’intelligents. Esprit capable tout autant de bêtise et que lutter contre sa propre bêtise, le problème étant que la bêtise devient industrielle.

Les capteurs d’idées nous ont promis de rendre compte du résultat de leurs rencontres, eux non seulement dans les forums mais par une longue série d’autres entretiens individualisés. Nous attendons avec impatience leur compte rendu, premier signe que l’on prendra peut-être la concertation au sérieux.

Pour en finir avec la fable du “postindustriel”

Il est urgent de réarmer la critique

Site DMC depuis le deuxième étage du bâtiment 75

Site DMC depuis le deuxième étage du bâtiment 75

Du 24 au 26 novembre 2014 ont eu lieu trois journées au cours desquelles on nous promettait de vivre notre « Mulhouse des possibles » (sic). Je suis toujours curieux d’aller entendre tous ces gens que notre maire invite à penser pour nous. J’ai ainsi appris que du côté des multinationales de type Vinci, l’on se préoccupe  de “fabriquer” de la cité.
L’initiative était décomposée en trois journées : 1) Quelles clés numériques pour une ville connectée ? 2) Mutation de lieux industriels, 3) L’économie mauve (sic) Réglons tout de suite la question de cette dernière. Je n’y suis pas allé. Quand on m’invite à un dîner de cons, le moins que je puisse faire c’est de n’a pas y aller surtout quand on lit comme pensée innovante que la culture serait désormais « un environnement qui irrigue l’ensemble des activités humaines ». Tu parles d’une découverte !

Je retiendrai de la première table ronde une partie de la discussion qui a beaucoup porté sur la protection de la vie privée, ce qui n’a pas fait plaisir à tout le monde notamment aux promoteurs du grand bond en avant vers les mille fleurs épanouies de la démocratie comme aurait pu dire le camarade Mao. Le problème est que là-dessus à part des phrases creuses, on n’entend rien de bien convainquant. On se connecte, on se connecte…  mais pour quoi faire ?
La personne du public qui s’étonnait que ne soit pas évoquée la question du logiciel libre a eu comme réponse que le problème aujourd’hui n’est plus celui du logiciel mais celui des data. Ah ! Cette évacuation du libre fait mine d’oublier le plus important : l’esprit du logiciel libre, sa dimension collaborative débouchant sur une économie pollinisatrice.
La question que l’on a voulu ici fermer est celle qui traverse les big data : Quel statut pour ces data ? Celui de marchandise ? Qui collecte quoi et comment ? Pour quoi faire ? La ville intelligente n’est pas dépourvue d’options. Pour qui sera-t-elle faite ? Les habitants ou pour les industriels, selon une vision centralisée ou vision partagée. Toute une gamme de combinaison, de compositions possibles selon ce que l’on veut en faire.

A dos d’âne vers un futur post-industriel ?

La seconde journée était consacrée aux friches industrielles et singulièrement à la friche DMC, ancien fleuron de l’industrie textile mulhousienne. Jean Rottner, Maire de Mulhouse, Olivier Becht, 1er Vice-Président délégué à l’attractivité et la compétitivité du territoire, Mischa Schaub, Président de motoco et directeur de l’école de design HyperWerk à Bâle ont présenté le projet le vendredi 21 novembre.

Dans le dossier de presse, on peut lire ceci :

« L’agglomération mulhousienne fait de la reconquête de ses friches industrielles l’enjeu d’une nouvelle dynamique créatrice à l’image de motoco (pour « more to come ») qui a pris place il y a 18 mois dans le bâtiment 75 de la friche DMC, accueilli par la collectivité et la SERM [ Société d’Equipement de la Région Mulhousienne] Pionnier et inscrit dans le prestigieux processus de labellisation transfrontalier IBA, le projet rassemble des artistes, entrepreneurs et artisans suisses, allemands et français dans un laboratoire géant dédié au design post-industriel. Un premier financement vient du programme trinational Triptic.
Le modèle fonctionne : l’énergie sociale ainsi libérée et créative devient un modèle motivant et revigorant dans une conjoncture post-industrielle morose. Ici, on croit à l’initiative personnelle et au croisement des compétences. » (Extrait du dossier de presse Open parc. Dans les deux cas, c’est moi qui souligne.)

Le projet Openparc est en fait la fusion de deux projets qui chacun s’inscrit dans la démarche IBA Bâle 2020. Les IBA (Internationale BauAustellung – Imaginer et bâtir l’avenir) développées en Allemagne constituent des outils de développement urbain. Il y avait d’une part le projet municipal du quartier DMC, de l’autre le projet motoco lancé par une école de design suisse consistant à valoriser l’un des bâtiments, le numéro 75.

Je n’ai rien contre le fait que des designers bâlois découvrent nos belles et prestigieuses friches industrielles, convainquent le maire que cela ne lui coûtera rien et se mettent au travail. Ce qui me gêne beaucoup plus c’est l’idée d’en faire avec la complicité des élus un « laboratoire sociétal » d’une ville « post-industrielle ». Ce que je veux contester ici surtout, c’est la notion à mon avis totalement fausse de post-industriel.

Je sais bien que quand on critique l’usage de la notion de postindustriel, on est aussitôt renvoyé à je ne sais quel passéisme pro-industriel du 19ème siècle. Or la question n’est pas là. Il ne s’agit pas de rêver à un retour aux industries manufacturières, ni même au capitalisme fordiste et consumériste du 20ème siècle. Il s’agit d’une description plus précise de la réalité et d’un bon usage des mots. Que les unes aient disparues et que l’autre soit en crise systémique ne signifie pas que l’on en ait finit avec l’industrie. La présence de friches industrielles ne permet pas de conclure au caractère postindustriel de l’ensemble du territoire. Rappelons tout de même qu’il reste encore des industries dans notre région. Je me souviens de l’étonnement d’un premier ministre de gauche lors d’une grève sur le site des automobiles Peugeot : Ah bon on fabrique encore des automobiles ?
Il est vrai que le mot industrie n’est pas facile à définir et que certaines explications plutôt que d’éclairer entraînent des confusions. Ainsi a-t-on coutume de distinguer entre production de biens et de services. Cette distinction ne fonctionne plus guère. D’une part, il y a une industrialisation des services, d’autre part, la production de biens s’accompagne aujourd’hui de services liés. On ne fabrique plus simplement une voiture, on l’accompagne de services de mobilités. Demain Google guidera nos véhicules, nous lui avions d’ailleurs parmi les premiers ouvert les portes. Il n’y a  pas plus industriel qu’une activité comme celle du géant de l’indexation qui n’a rien d’immatériel. Je n’évoque même pas les excès de l’industrialisation de l’agriculture !
Au début le mot industrie désignait simplement un art de faire. Jusqu’au XIX ème, industrie désignait l’ensemble des activités économiques et concernait donc : l’agriculture, le commerce, les transports et les services, ainsi que les activités économiques artisanales ou manufacturières productrices de valeurs d’usage non agricoles.

Le Littré nous dit :

« Industrie : Nom sous lequel on comprend toutes les opérations qui concourent à la production des richesses : l’industrie agricole, l’industrie commerciale et l’industrie manufacturière ; l’industrie agricole s’applique principalement à provoquer l’action productive de la nature ou à en recueillir les produits ; l’industrie commerciale crée de la valeur en mettant les produits à la portée du consommateur ; l’industrie manufacturière est celle qui, en transformant les choses, leur crée de la valeur ( Cf Littré )

Le portail lexical note :

« Ensemble des activités économiques (caractérisées par la mécanisation et l’automatisation des moyens de travail, la centralisation des moyens de production et la concentration de la propriété des moyens de production), ayant pour objet l’exploitation des sources d’énergie et des richesses minérales du sol ainsi que la production de produits fabriqués à partir de matières premières ou de matières ayant déjà subi une ou plusieurs transformations ».( Voir ici)

L’évolution lexicale témoigne des métamorphoses de l’industrie dans l’histoire. Il n’y a pas de raison que cela s’arrête. On note toutefois que depuis le début le développement de l’industrie se caractérise par la perte progressive des savoir faire des individus, ces savoir faire étant délégués à la machine, ce que l’on appelle la prolétarisation. Aujourd’hui ce sont les savoirs eux-mêmes qui sont délégués à des machines.
Il ne faut pas confondre industrie et manufacture, industrie et machinisme, industrie et massification de la production qui elle même a subit les effets de la mécanisation et de l’automatisation. Autrement dit les transformations de l’industrie, ses métamorphoses, l’effondrement d’un modèle industriel ne signent pas la fin de l’industrie. Non seulement on ne peut pas parler de postindustriel, plus même il faudrait parler avec la révolution numérique d’hyperindustriel

Vers l’hyperindustriel

Pierre Veltz, PDG de l’établissement public de Paris-Saclay nous explique :

« Certains pensent que nous entrons dans une société post-industrielle, où les services et le numérique prendraient le relais de l’industrie, devenue secondaire. En réalité, nous sommes engagés dans une vaste mutation qui nous mène vers une société “hyper industrielle”, où les produits sont des assemblages de biens et de services, et où la numérisation remodèle en profondeur les systèmes de production mondialisés, mais toujours appuyés sur les ressources des territoires ».(Source )

Et le philosophe Bernard Stiegler :

« Nous vivons dans une société de plus en plus industrielle, et il n’y a pas d’alternative à ce devenir : il n’y a pas d’avenir hors d’un devenir toujours plus industriel du monde. Dans une société hyperindustrielle, toutes les formes de la vie humaine sont devenues des objets de rationalisation, d’investissement et de création d’entreprises économiques de services (…).
Ce que l’on appelle la « désindustrialisation », qui est un fait, ne signifie pas du tout que la société serait en train de quitter l’âge industriel: la désindustrialisation est une nouvelle organisation de la division industrielle du travail, qui consiste à transférer les moyens de production dans des pays où la main-d’ œuvre est « bon marché ».
C’est cette nouvelle division du travail qui permet la ‘constitution d’un capitalisme de service bien plus industriel que le capitalisme précédent, puisque, à travers le développement des appareils personnels, et non seulement des machines, appareils dont les prix baissent à la fois en raison des économies d’échelle et des avancées de la recherche technoscientifique, et parce qu’ils sont produits par des travailleurs très peu rémunérés, sinon par des esclaves, ce capitalisme de service fait de tous les segments de l’existence humaine des objets de contrôle permanent et systématique de l’attention et du comportement – des objets de statistiques, de formalisations, de rationalisations, de calculs,d’investissements et de marchandisations par l’intermédiaire de ce que l’on appelle aussi les technologies « R », c’est-à-dire les technologies relationnelles : toutes sortes de dispositifs techniques et de réseaux de télé-communication et de radiotélédiffusion, dont les lecteurs de codes-barres et de cartes à puces, les capteurs de puces RFID, les objets communicants et les liaisons wi-fi ou bluetooth sont devenus les périphériques ou les sous-réseaux, et à quoi s’ajouteront demain les microtechnologies, qui sont aussi les supports de la biométrie, puis les nanotechnologies dans leur ensemble.
Dans la société hyperindustrielle, par l’intermédiaire de technologies de contrôle toujours plus efficaces, intégrées et discrètes, les entreprises de services sont partout et s’occupent de tout : elles sont devenues le principal acteur de la vie publique, en tant que celle-ci est ce qui métastabilise des modes de vie communs. Elles sont par là même devenues le principal facteur du dynamisme social, qui consiste en une évolution constante des modes de vie, dont il s’agit, dans un contexte contemporain de concurrence économique mondiale, de prendre le contrôle ».
Bernard Stiegler : Réenchanter le monde / La valeur esprit contre le populisme industriel Flammarion (pages 37-39)

Après la perte des savoir-faire, celle des savoir-vivre où l’on ne peut plus se passer de coach technologique  pour la moindre activité.
Il est bon d’avoir ceci à l’esprit quand on entendra dire par son maire que l’on veut faire de Mulhouse un modèle de productivité en matière de services.

Des activités culturelles ont été mises en avant pour valoriser le site DMC dans l’espoir d’attirer des investisseurs. Il n’est pas sûr cependant qu’ils souhaiteront investir dans du postindustriel. Des prémisses fausses n’empêchent pas forcément de bonnes idées de gerrmer. Mais puisqu’on dit que la culture est à la base de toute chose, peut-être qu’un peu de clarté peut aider à leur réalisation.

Reste qu’il faudrait d’abord porter soin à cette ville dont la maladie vient du fait que chacun de ceux qui se croient petit détenteur de ce qu’il croit être un petit savoir le garde pour lui dans l’espoir que cela lui conférera ce qu’il croit être un petit avantage sur les autres. Avec en plus une presse qui ne fait pas son travail,  il n’y a guère là de quoi encourager la démocratie participative.

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