Michel Deguy : “Ecologiques”

Il y avait Bucoliques, Géorgiques de Virgile. Michel Deguy, poète et philosophe, leur dit adieu avec Ecologiques. Je viens d’en achever la lecture et vous la recommande malgré des passages ardus, Michel Deguy convoque à la table philosophique et poétique de nombreux auteurs qui ne sont pas forcément familiers mais il contient aussi des passages lumineux. Et sans effort où serait le plaisir ? Je ne ferai pas le tour du livre. L’aspect qui m’a le plus frappé concerne le travail sur les mots. Vous me direz pour un poète, c’est normal. Certes. C’est en plus très utile, indispensable même, pour la pensée car le sujet donne matière à embrouilles

Le livre s’ouvre sur un poème à Fukushima qui se conclut comme par une série de mots d’ordre. Il nie une phrase célèbre de Hölderlin ” là où croît le danger croît aussi ce qui sauve ” :


Extrait d’une conversation avec Olivier Apert autour de Ecologiques

Magnitude

Il est plus clair qu’un jour de mars
Que la terre tectonique, la vieille réfractaire
Se rétracte et vomit notre cuisine nucléaire

A l’échelle des magnitudes
La pénultième a frappé
Une fois encore au Soleil levant
Non ! « Là où croît le danger »…
…Ne croît pas ce qui sauve
Mais la perte

Il faut changer
Eole en éolienne
Hélios en panneaux
Et le cœur qui sombre
En cœur de sauveteur nippon

Avec une précision d’orfèvre, Michel Deguy prend grand soin de séparer les mots que le marketing politique et commercial s’emploie à amalgamer et par conséquent à manipuler. Ce faisant Michel Deguy place l’écologie du côté de la poésie et de la philosophie et non de la technoscience.  Les amalgames empêchent de penser.
Quels sont-ils essentiellement ?
Contrairement à ce que ce langage commun suggère les mots de Terre Planète Monde ne sont pas interchangeables.
Et l’écologie n’est pas l’environnement.

L’écologie est le logos de l’oïkos. C’est une pensée, une parole qui traite de l’habitation des hommes. Par l’oïkos, l’écologie a une racine commune avec l’éco-nomie.  Pour Michel Deguy il convient de distinguer entre ce qui en allemand se nomme die Welt, le monde comme domaine de la pensée et die Um-welt, l’environnement des éthologues.

 « Le monde est la transformation de la terre en habitation des humains : « terre des hommes ». C’est la relation entre terre et monde qui importe : l’écoumène. »

 Que la terre puisse devenir inhabitable aux humains, Baudelaire l’avait pressenti.
C’est cela que l’écologie doit penser. Radicalement (= en prenant les choses à la racine), car il n’y a pour Michel Deguy d’écologie que radicale. Alors qu’il y a une multitude de planètes, il n’y a qu’une seule terre qui s’épuise, se consume à force d’être consommée. Michel Deguy a forgé pour cela le terme de géocide. Il est en cours.

 L’écologie est une vision

 « L’écologie est une vision. Non qu’elle “ait des visions”, exaltées ou dépressives, parapsychiques ou spirituelles – mais elle est une claivoyance. Et que voit la vision ? Des voyants. »

Le voyant est cette chose qui s’allume pour donner l’alerte. Il annonce ce qui vient et qu’il faut voir. Fukushima est l’un de ces voyants.

« Leur appréhension, leur vision [= celle des voyants] n’est pas scientifique. Il y aura toujours un Allègre pour en ricaner, faute de preuves (“scientifiques”) du “réchauffement climatique”. L’écologie est affine à ce qu’on appelle la poésie. Elle fait voir. Son sens du monde, le sens de monde pour elle est différent de la “mondialisation”. C’est un autre monde mais précisément c’est notre monde, confié à l’attachement soigneux des humains, à l’art, à la philosophie et à la poésie ; ce monde avec son ici-bas et son là-haut ; pas un Autre. Dans “écologie”, on peut entendre l’étymologie, le colere latin, celui de l’agricole, celui du culte et de la culture que son devenir culturel a entièrement vampirisé dans l’homonymie. Si l’écologie n’entretient pas sa relation avec la poésie et la pensée elle cesse d’être radicale ; elle ne songe qu’à l’environnementalisme ; elle cède et elle cesse »

La réduction de  l’écologie  à l’environnement et de la culture aux affaires culturelles sont pour Michel Deguy « deux infirmités qui s’épaulent ». Il répète que «  l’écologie n’est pas une affaire simple  d’environnement(s) ; triez vos déchets de mieux en mieux, mangez bio…ça ne donnera pas un “autre monde” »

Ecologiques est un mélange de poésie, prose poétique, réflexion philosophique et (vigoureuses) interpellations politiques. Il est constitué de thèmes plusieurs fois repris en variations.

Pour finir, je ne résiste pas au plaisir de donner encore à lire un extrait concernant une virulente critique de la publicité. Il y a sur ce thème plusieurs coups de gueule. J’ai choisi celui qui  rejoint notre propre souci pour l’école.

« La publicité est l’institutrice funeste de l’humanité »

« Contre la publicité, invincible, on ne s’insurgera jamais assez ni assez fort. Mais elle est plus puissante que toute insurrection locale. Cinq ou six fois par heure la chaîne TV somme les humains d’acheter une nouvelle voiture. Et le samedimanche toutes les télés du monde célèbrent l’office de “la formule 1” – cette foire destructrice, obsolète (et au fond ridicule) des moteurs, des pneus, de la vitesse. Très exactement le contraire de ce à quoi le monde doit se préparer. Mais son invincibilité, ou impossibilité d’une économie de consommation croissante sans publicité, présage (sans prophétisme difficile), annonce, la catastrophe: puisque la terre ne pourra pas supporter telle économie.

Contre la pub, il faut partir en expédition, en sédition, en insultes, en éloquence de plaidoyer intelligent, en ironie, en … vain. L’“espace publicitaire” devient coextensif à la surface – terrestre: toute place se fait emplacement, panneau, quadrature de logo(s). Aux stades, aux pelouses, aux façades, au ciel, la bonne nouvelle des marques, des rabais, des soldes (Rimbaud, Illuminations: Solde: “À vendre …”) – la mondialisation recouvre la terre. La publicité est l’institutrice funeste de l’humanité : en tout logement (à loyer modeste ou immodéré) l’enfance, faite pour s’ouvrir au langage, est assignée quatre à cinq heures par jour à l’écran, qui va la rendre invalide, insensible à la différence du faux et du vrai, de l’opinion et de la recherche de vérités; l’assommer de slogans agrammaticaux, d’assertions in-véri­fiables; le priver de l’éducation de la parole. Et, bien entendu, c’est la pub que les petits préfèrent. »

Informations sur le livre paru peu avant la dernière élection présidentielle aux Editions Hermann
L’intégrale de la conversation avec Olivier Apert autour de Ecologiques, le 4 avril à la mairie du IIe arrondissement de Paris se trouve ici.

 

 

Rallye de France : hypnose préfectorale

Tel le serpent Kaa dans Le livre de la jungle de Rudyard Kipling, ci dessus dans l’adaptation de Walt Disney, le Rallye de France exerce un pouvoir hypnotique sur ce qu’on appelle faussement nos « élites ». C’est ce que vient encore de confirmer, certes un an après les faits, la décision du Tribunal administratif de Strasbourg mettant l’Etat à l’amende pour avoir illégalement autorisé, en 2011, les atterrissages d’hélicoptères VIP dans des zones protégées de la Vallée de Munster et du Grand Ballon d’Alsace. Il donne ainsi raison à l’association Alsace Nature qui avait porté plainte. Ce pouvoir de sidération justifie à lui seul la manifestation « masse critique » dont nous avons déjà parlé. L’épithète critique que nous avions interprété comme devant signifier suffisant pour est bien sûr aussi à prendre, on le voit ici, au sens de réveil de l’hypnose.
Deux sociétés proposaient des transports en hélicoptère sur le parcours du rallye, dont Loeb Events, gérée par l’épouse du pilote de rallye Sébastien Loeb.
Lors de l’audience le 19 septembre 2012, la préfecture avait expliqué avoir autorisé les hélisurfaces à des fins de sécurité et qu’elle n’avait eu connaissance de ces pratiques commerciales qu’après la fin de l’épreuve automobile.
Dans ses conclusions, le tribunal a estimé qu’au vu de différent compte-rendus de réunions, « les préfets ne pouvaient ignorer l’utilisation des hélisurfaces à des fins de loisirs et pas uniquement de sécurité ». Mais c’était compter sans l’hypnose.

«Masse critique»
samedi 29 septembre à 15h devant la gare centrale de Mulhouse
«NON au Rallye, OUI à plus d’argent public ailleurs !»

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Boycott de la mission Lescure sur l’Hadopi

Nous avions déjà évoqué le mauvais signal que constituait la nomination, par François Hollande, de Pierre Lescure comme successeur de son ancien bras droit Denis Olivennes à la tête d’une énième commission pour la réforme de l’Hadopi, la nouvelle gendarmerie (privée) de l’Internet dans la mesure où il s’agit une nouvelle fois d’un représentant fut-il de gôche- et ami du président – des industries culturelles là où l’on attendait une personnalité moins dépendante des intérêts de cette industrie.

Selon Wikipedia, Pierre Lescure est administrateur de la société Havas, dont le patron, Vincent Bolloré a de grandes ambitions dans le domaine des média, et accroît régulièrement ses parts dans le groupe Vivendi-Universal. Pierre Lescure est administrateur du groupe suisse Nagra, qui a mis au point les décodeurs Canal+. Dans son dernier rapport annuel, le groupe Nagra-Kudelski indique que « parmi les opportunités de développement identifiées, le Groupe Kudelski a pris la décision d’investir de façon sélective dans les deux secteurs que sont la cybersécurité et la valorisation de la propriété intellectuelle ». Pierre Lescure prépare enfin l’avènement de la télévision dite connectée, une combinaison de la télévision avec les technologies des réseaux sociaux, nouveau pas vers le libre abrutissement de soi-même par soi-même.

Dans une tribune parue dans Libération La Quadrature du Net, UFC-Que choisir et le Samup (Syndicat des artistes, musiciens, chanteurs, danseurs et enseignants) publient les raisons de leur boycott après avoir attendu en vain d’avoir des raisons d’un autre choix. Nous reproduisons ci-dessous leur texte qui laissera Pierre Lescure seul avec un groupe de technocrates chargé de faire des compte rendus d’audition.

Pourquoi nous ne participerons pas à la mission Lescure

TRIBUNE – Par Philippe AIGRAIN Cofondateur de La Quadrature du Net, Alain BAZOT Président de l’UFC-Que choisir et François NOWAK du Syndicat des artistes, musiciens, chanteurs, danseurs et enseignants (Samup).

« Le numérique révolutionne la culture. Internet est un gigantesque laboratoire de nouvelles formes de création, un lieu d’interaction entre des créateurs dont le nombre s’est fortement accru et des publics qui n’acceptent plus qu’on les traite en récepteurs passifs de contenus préformatés. Malgré cela, on s’est obstiné à ne considérer le numérique que comme un canal de distribution pour les produits raréfiés des industries culturelles traditionnelles et à traiter les citoyens numériques comme des pirates à réformer. A l’opposé, depuis sept ans, nous travaillons à la construction d’un nouveau pacte entre créateurs et citoyens, consommateurs et usagers d’Internet.

La plateforme qui réunit nos organisations, Création – Public – Internet a proposé de construire ce pacte sur deux piliers : la reconnaissance du droit des individus à partager entre eux les œuvres numériques sans but lucratif, et la mise en place de nouveaux financements destinés à rémunérer les créateurs et à apporter des ressources supplémentaires à la production de nouvelles œuvres et à l’environnement de la création. Nous sommes confrontés à une situation révoltante.

Pour la troisième fois en cinq ans, la mission de définir les orientations des politiques portant sur la culture et Internet est confiée à une personne fortement impliquée dans les intérêts privés de la production, distribution et promotion des médias. Après Denis Olivennes, PDG d’une société dont la distribution de musique était l’une des activités, après Patrick Zelnik, PDG d’un label phonographique, voici Pierre Lescure qui siège au conseil d’administration ou de surveillance de Havas, de Lagardère et de deux sociétés qui jouent un rôle essentiel dans les dispositifs de contrôle d’usage des œuvres (DRM) : Kudelski et Technicolor. On pouvait penser qu’avec le récent changement de majorité, on mettrait fin à ce type de privatisation de la préparation des politiques publiques. Mais lorsqu’on interroge Pierre Lescure sur sa nomination, il invoque deux qualités pour la justifier : ses relations amicales avec le chef de l’État (qui lui ont permis de proposer ses services), et la connaissance des distributeurs et producteurs qu’il doit précisément aux conflits d’intérêt qui devraient interdire de le nommer. L’un de nous a accepté de rencontrer informellement Pierre Lescure avant le démarrage de sa mission. Il lui a transmis nos propositions de « licence pour le partage » et la plateforme couvrant le champ plus large de la réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles, préparée par la Quadrature du Net. Seul résultat de ce dialogue, la reprise par Pierre Lescure, dans ses interventions, de l’expression légalisation du partage non marchand dans un sens perverti. Là où nous y voyons un droit culturel essentiel s’appliquant à toutes les œuvres numériques, il n’y voit qu’une source de monétisation complémentaire des fonds de catalogue qui ne se prêtent pas à être promus comme des savonnettes.

Une telle approche ne mettrait en rien fin à l’absurde guerre au partage non marchand, et nous promettrait de nouvelles Hadopi, ou la même. L’étroitesse de vue de la mission ne se limite pas au partage non marchand. Quelle attention sera portée aux conditions de l’acte créatif, à la culture vivante qui se développe sur Internet ? Quelle attention sera portée à la refonte, et non au simple maintien, d’une exception culturelle dont de nombreux signes montrent l’essoufflement ? Seul semble importer la survie d’un modèle d’industries de distribution culturelle dont les auteurs, artistes et techniciens sont le dernier souci. La culture, les divers médias non-audiovisuels, Internet et les citoyens méritent mieux qu’une mission dont le sujet principal d’intérêt est la télévision connectée.

L’organisation même de la mission ne vaut pas mieux. Pierre Lescure sera seul, avec un groupe de technocrates sans voix propre, pour décider de ce qu’il retient des auditions. La première phase de la mission (juillet-septembre !) visait un état des lieux, qui a été confié aux seuls membres de l’équipe technique, sans aucun échange contradictoire ni cadre officiel. Nous ne cautionnerons pas cette caricature de débat démocratique, et nous ne nous rendrons pas aux invitations reçues pour des auditions. Alors que M. Lescure a des idées bien arrêtées sur chacun des sujets devant pourtant faire l’objet de débats, il est de notre devoir, en tant que constructeurs constants d’un dialogue entre auteurs, artistes et citoyens de tirer la sonnette d’alarme et de défendre nos propositions dans l’espace public sans cautionner sa privatisation. Nos propositions sont sur la table. A tous de se les approprier, de les critiquer ou de les soutenir ».

Source : La Quadrature du Net
Voir aussi la mise en perspective du texte par l’un de ses auteurs, Philippe Aigrain, sur son site.