Boycott de la mission Lescure sur l’Hadopi

Nous avions déjà évoqué le mauvais signal que constituait la nomination, par François Hollande, de Pierre Lescure comme successeur de son ancien bras droit Denis Olivennes à la tête d’une énième commission pour la réforme de l’Hadopi, la nouvelle gendarmerie (privée) de l’Internet dans la mesure où il s’agit une nouvelle fois d’un représentant fut-il de gôche- et ami du président – des industries culturelles là où l’on attendait une personnalité moins dépendante des intérêts de cette industrie.

Selon Wikipedia, Pierre Lescure est administrateur de la société Havas, dont le patron, Vincent Bolloré a de grandes ambitions dans le domaine des média, et accroît régulièrement ses parts dans le groupe Vivendi-Universal. Pierre Lescure est administrateur du groupe suisse Nagra, qui a mis au point les décodeurs Canal+. Dans son dernier rapport annuel, le groupe Nagra-Kudelski indique que « parmi les opportunités de développement identifiées, le Groupe Kudelski a pris la décision d’investir de façon sélective dans les deux secteurs que sont la cybersécurité et la valorisation de la propriété intellectuelle ». Pierre Lescure prépare enfin l’avènement de la télévision dite connectée, une combinaison de la télévision avec les technologies des réseaux sociaux, nouveau pas vers le libre abrutissement de soi-même par soi-même.

Dans une tribune parue dans Libération La Quadrature du Net, UFC-Que choisir et le Samup (Syndicat des artistes, musiciens, chanteurs, danseurs et enseignants) publient les raisons de leur boycott après avoir attendu en vain d’avoir des raisons d’un autre choix. Nous reproduisons ci-dessous leur texte qui laissera Pierre Lescure seul avec un groupe de technocrates chargé de faire des compte rendus d’audition.

Pourquoi nous ne participerons pas à la mission Lescure

TRIBUNE – Par Philippe AIGRAIN Cofondateur de La Quadrature du Net, Alain BAZOT Président de l’UFC-Que choisir et François NOWAK du Syndicat des artistes, musiciens, chanteurs, danseurs et enseignants (Samup).

« Le numérique révolutionne la culture. Internet est un gigantesque laboratoire de nouvelles formes de création, un lieu d’interaction entre des créateurs dont le nombre s’est fortement accru et des publics qui n’acceptent plus qu’on les traite en récepteurs passifs de contenus préformatés. Malgré cela, on s’est obstiné à ne considérer le numérique que comme un canal de distribution pour les produits raréfiés des industries culturelles traditionnelles et à traiter les citoyens numériques comme des pirates à réformer. A l’opposé, depuis sept ans, nous travaillons à la construction d’un nouveau pacte entre créateurs et citoyens, consommateurs et usagers d’Internet.

La plateforme qui réunit nos organisations, Création – Public – Internet a proposé de construire ce pacte sur deux piliers : la reconnaissance du droit des individus à partager entre eux les œuvres numériques sans but lucratif, et la mise en place de nouveaux financements destinés à rémunérer les créateurs et à apporter des ressources supplémentaires à la production de nouvelles œuvres et à l’environnement de la création. Nous sommes confrontés à une situation révoltante.

Pour la troisième fois en cinq ans, la mission de définir les orientations des politiques portant sur la culture et Internet est confiée à une personne fortement impliquée dans les intérêts privés de la production, distribution et promotion des médias. Après Denis Olivennes, PDG d’une société dont la distribution de musique était l’une des activités, après Patrick Zelnik, PDG d’un label phonographique, voici Pierre Lescure qui siège au conseil d’administration ou de surveillance de Havas, de Lagardère et de deux sociétés qui jouent un rôle essentiel dans les dispositifs de contrôle d’usage des œuvres (DRM) : Kudelski et Technicolor. On pouvait penser qu’avec le récent changement de majorité, on mettrait fin à ce type de privatisation de la préparation des politiques publiques. Mais lorsqu’on interroge Pierre Lescure sur sa nomination, il invoque deux qualités pour la justifier : ses relations amicales avec le chef de l’État (qui lui ont permis de proposer ses services), et la connaissance des distributeurs et producteurs qu’il doit précisément aux conflits d’intérêt qui devraient interdire de le nommer. L’un de nous a accepté de rencontrer informellement Pierre Lescure avant le démarrage de sa mission. Il lui a transmis nos propositions de « licence pour le partage » et la plateforme couvrant le champ plus large de la réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles, préparée par la Quadrature du Net. Seul résultat de ce dialogue, la reprise par Pierre Lescure, dans ses interventions, de l’expression légalisation du partage non marchand dans un sens perverti. Là où nous y voyons un droit culturel essentiel s’appliquant à toutes les œuvres numériques, il n’y voit qu’une source de monétisation complémentaire des fonds de catalogue qui ne se prêtent pas à être promus comme des savonnettes.

Une telle approche ne mettrait en rien fin à l’absurde guerre au partage non marchand, et nous promettrait de nouvelles Hadopi, ou la même. L’étroitesse de vue de la mission ne se limite pas au partage non marchand. Quelle attention sera portée aux conditions de l’acte créatif, à la culture vivante qui se développe sur Internet ? Quelle attention sera portée à la refonte, et non au simple maintien, d’une exception culturelle dont de nombreux signes montrent l’essoufflement ? Seul semble importer la survie d’un modèle d’industries de distribution culturelle dont les auteurs, artistes et techniciens sont le dernier souci. La culture, les divers médias non-audiovisuels, Internet et les citoyens méritent mieux qu’une mission dont le sujet principal d’intérêt est la télévision connectée.

L’organisation même de la mission ne vaut pas mieux. Pierre Lescure sera seul, avec un groupe de technocrates sans voix propre, pour décider de ce qu’il retient des auditions. La première phase de la mission (juillet-septembre !) visait un état des lieux, qui a été confié aux seuls membres de l’équipe technique, sans aucun échange contradictoire ni cadre officiel. Nous ne cautionnerons pas cette caricature de débat démocratique, et nous ne nous rendrons pas aux invitations reçues pour des auditions. Alors que M. Lescure a des idées bien arrêtées sur chacun des sujets devant pourtant faire l’objet de débats, il est de notre devoir, en tant que constructeurs constants d’un dialogue entre auteurs, artistes et citoyens de tirer la sonnette d’alarme et de défendre nos propositions dans l’espace public sans cautionner sa privatisation. Nos propositions sont sur la table. A tous de se les approprier, de les critiquer ou de les soutenir ».

Source : La Quadrature du Net
Voir aussi la mise en perspective du texte par l’un de ses auteurs, Philippe Aigrain, sur son site.

 

 

La guerre du copyright contre le partage de la culture

Il n’y a pas de culture sans partage. La culture pour chacun, la culture pour soi, la culture du chacun pour soi est pour les ânes. Cette question du partage cependant se pose de manière nouvelle depuis le déploiement de l’Internet. Mais l’industrie du copyright est en guerre pour la conservation de ses privilèges. C’est aussi une guerre pour le maintien du « temps de cerveau disponible » à monnayer avec les annonceurs. C’est enfin une guerre contre la culture. « Imagine un monde sans liberté de la connaissance » écrivait sur son bandeau de protestation le site de l’encyclopédie Wikipédia.
Nous vivons actuellement un épisode particulièrement tendu de cette guerre contre le logiciel libre et le partage.
Il est difficile de croire à une coïncidence dans le temps quand, le lendemain de l’action de Wikipedia (et d’autres) contre les projets de contrôle et de censure d’Internet que constituent les projets Sopa et Pipa, on assiste à une opération du FBI conduisant à la fermeture du site MegaUpload, sous les applaudissements intempestifs des autorités françaises à propos d’une opération de police menée par un État étranger en dehors de son territoire. Dans le même temps, on a pu observer de gros efforts de rétropédalages au Sénat et à la Chambre des représentants américains.
MegaUpload, 50 millions de visiteurs par jour, était le 22ème site le plus visité par les Français, rançon de la diabolisation des échanges de pair à pair engendrée par la mécanique disciplinaire Hadopi. Profitant de cela, l’entreprise générait d’énormes profits en associant gratuité et publicité. « Comptes offshore, sociétés à Hong Kong ou à Auckland, porte-parole mystère et pactole considérable dans des paradis fiscaux… Dans la vraie vie, les patrons de MegaUpload échangent des montagnes de billets et changent d’identité. », pouvait on lire sur le site Owni.

« Les énormes profits engrangés par MegaUpload grâce à une centralisation des œuvres soumises au droit d’auteur sont difficilement défendables, écrit la Quadrature du Net, ajoutant : « MegaUpload est un sous-produit direct de la guerre menée contre le partage pair à pair hors-marché entre individus. Après avoir promu une législation qui a encouragé le développement des sites centralisés, les lobbies du copyright leur déclarent aujourd’hui la guerre »

« Le retrait par le FBI du site MegaUpload est utile à de nombreux égards. Il montre bien la violence aveugle des États Unis dans l’application du droit d’auteur au niveau mondial. Cette affaire donne un aperçu de ce qui pourrait devenir la norme si PIPA ou ACTA étaient adoptées. En outre, la censure de MegaUpload montre à quel point les services centralisés sont fragiles et facilement contrôlables. Elle résonne comme un vibrant appel à l’utilisation de protocoles pair à pair décentralisés pour le partage sans but de profit entre individus. Il nous faut urgemment réformer un droit d’auteur malade devenu nuisible à l’architecture même de l’Internet libre. », souligne Jérémie Zimmermann, le porte-parole l’association.

« La vraie solution est de reconnaître un droit bien circonscrit au partage hors marché entre individus, et de mettre en place de nouveaux mécanismes de financement pour une économie culturelle qui soit compatible avec ce partage. Cela garantira une juste rémunération des artistes et auteurs, mais aussi le droit du public à partager la culture, en accord avec l’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme », déclare de son côté Philippe Aigrain, co-fondateur de La Quadrature du Net.

Ce dernier a été auditionné récemment par la Commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat, présidée par Marie-Christine Blandin. Dans son intervention, le 11 janvier 2012, il invitait à :  « changer de regard sur le partage non-marchand des œuvres numériques entre individus, qu’on a stigmatisé comme piratage ».