Pour ne pas voter idiot, quelques années après.

En 2012, le wagges a publié une série d’articles intitulés “Pour ne pas voter idiot”. Dans “Pour ne pas voter idiot (6) : Election confusionpublié le , on pouvait lire une citation de Bernard Stiegler dans Télérama, 57 jours avant le premier tour de l’élection alors présidentielle :

«  Tous les citoyens français savent – plus ou moins confusément – que l’enjeu de la campagne présidentielle est la disparition du monde qui apparut au cours du XXe siècle. Face à cet état de fait stupéfiant que nul n’ignore, aussi difficile qu’il puisse être de le concevoir, la seule véritable question est la façon dont la France et l’Europe sauront contribuer à la formation d’un autre monde. (…)
Or, c’est l’évitement de cet enjeu, sinon sa dissimulation, qui pourrait se révéler être suicidaire – sinon pour le candidat à la présidence qui parviendrait à être élu (par le fait même d’avoir contourné cette question), du moins pour le président effectivement élu qui serait issu de ce scrutin, et sur la base d’un tel refoulement.
Car d’un point de vue strictement politique, le véritable enjeu du scrutin actuel, c’est celui du prochain scrutin : celui de 2017. La question la plus préoccupante n’est pas de savoir si la famille Le Pen sera une fois de plus présente au second tour : elle est de s’assurer qu’elle ne parviendra pas au pouvoir après cinq années de « gestion » de la crise sans qu’ait émergé la moindre perspective alternative. (…)
Face à ce danger bien plus imminent que ne l’imaginent ceux qui disaient déjà, dans les années 80, que le Front national n’était qu’un épiphénomène, il n’y a qu’une voie possible : la lucidité, et la revendication de ce qu’elle seule procure – la franchise et la clarté, qui procurent elles-mêmes la confiance et le crédit, sans lesquels aucune action n’est durablement possible.(…)

En conclusion de l’article, on pouvait lire : “C’est conscient de tout cela que nous devrons voter – ou non – au second tour en sachant l’ampleur de ce qu’il y aura à faire après pour que les cinq années qui viennent soient une transition vers un nouveau monde.”

Qu’a-t-il donc été fait depuis malgré l’ampleur de ce qui était à faire ? A quelle prise de conscience des enjeux a-t-on assisté ? Pour quel résultat aujourd’hui ? Pour quel avenir à court et moyen terme ?

Réponse ?

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Ce qu’en dit Victor Hugo

Pour un petit garçon de 8 ans fiché à vie,
pour les enseignants,

Ce texte de Victor Hugo

(…)
Hélas ! combien de temps faudra-t-il vous redire
À vous tous, que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
Que votre aveuglement produit leur cécité ;
D’une tutelle avare on recueille les suites,
Et le mal qu’ils vous font, c’est vous qui le leur fîtes.
Vous ne les avez pas guidés, pris par la main,
Et renseignés sur l’ombre et sur le vrai chemin ;
Vous les avez laissés en proie au labyrinthe.
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte ;
C’est qu’ils n’ont pas senti votre fraternité.
Ils errent ; l’instinct bon se nourrit de clarté ;
Ils n’ont rien dont leur âme obscure se repaisse ;
Ils cherchent des lueurs dans la nuit, plus épaisse
Et plus morne là-haut que les branches des bois ;
Pas un phare. A tâtons, en détresse, aux abois,
Comment peut-il penser celui qui ne peut vivre ?
En tournant dans un cercle horrible, on devient ivre ;
La misère, âpre roue, étourdit Ixion.
Et c’est pourquoi j’ai pris la résolution
De demander pour tous le pain et la lumière.
(…)

Victor Hugo : A ceux qu’on foule aux pieds
(L’année terrible 1872)

Une partie de ce texte est cité par Bernard Stiegler dans son livre Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue/ de la pharmacologie (Flammarion) à propos de ce nouveau bouc émissaire qu’est devenu l’enfant.

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De Ferguson à Toulouse : quand le permis de tuer et la répression se banalisent

<< Alors qu’un jeune garçon, noir, de 12 ans vient d’être abattu par la police de Cleveland, Darren Wilson, le policier qui a tué l’adolescent Michael Brown, déclenchant la première révolte de Ferguson en août dernier, a vu il y a peu les charges portées contre lui abandonnées par le grand jury. « J’ai fait mon travail dans les règles », « J’ai la conscience tranquille » a ainsi pu déclarer Wilson.

Au sortir de ce verdict, des milliers de personnes sont descendues dans la rue pour condamner son caractère ouvertement raciste. La répression policière et militaire lancée contre les manifestations témoigne de l’effondrement des illusions de la « démocratie post-raciale ».

Mais la France n’est pas l’Amérique, la profondeur historique de son sens de la démocratie, dit-on, est sans égale : tout cela est certes fort regrettable, mais bien loin de nous. Et pourtant, après l’assassinat du jeune étudiant écologiste Rémi Fraisse le 25 octobre à Sivens dans le Tarn, le gouvernement français et tous ses relais n’ont cessé d’accumuler les déclarations pour se dédouaner de toute responsabilité dans sa mort.

La classe politique a bien tiqué un peu, mais sans non plus en faire un casus belli. Qui donc, aujourd’hui, a réagi aux déclarations larmoyantes de l’avocat de celui qui a lancé la grenade assassine, selon lesquelles dans cette affaire le gendarme « est dans le même état d’esprit qu’un conducteur qui s’est parfaitement conformé au Code de la route, mais dont le véhicule a heurté mortellement un autre usager qui n’aurait pas respecté une interdiction. Ce qui s’est passé est un accident. Il n’est ni coupable ni responsable, mais il était présent, et c’est sa grenade qui a tué Rémi Fraisse. Il apprend à vivre avec ce drame malgré la pression émotionnelle importante. ».
Pauvre appareil répressif

Les rhétoriques varient, mais le fond est le même : le coupable, c’est la victime. Cette psychologisation n’est que le complément, de la tête du gouvernement à ses préfets et ses magistrats, de la dénégation du fait même des violences policières, respect de « l’ordre républicain » et de « l’Etat de droit » en renfort. Pauvre appareil répressif : va-t-on sérieusement s’arrêter à cela ?

Qu’est donc cette prétendue démocratie à la française qui absout la répression ? Et surtout, qui aujourd’hui ose se lever et défier cette banalisation de fait du permis de tuer ceux qui se révoltent, qui contestent ? Qui pour dénoncer la banalisation de l’interdiction de manifester sa colère, comme à Toulouse, où depuis le meurtre de Sivens quatre manifestations contre les violences policières ont été interdites en novembre, trois d’entre elles violemment atomisées, avec une ribambelle d’interpellations arbitraires puis de condamnations ? Certaines sont même susceptibles d’aller jusqu’à la prison ferme, des peines qui pourraient tomber à la lecture des jugements à Toulouse ce jeudi 4 décembre. Un rassemblement de soutien est d’ailleurs prévu à cette occasion devant le Palais de Justice de Toulouse.

De leur côté, les étudiants mobilisés de l’université du Mirail n’ont pas encore pris le contrôle de leur université, mais leur révolte est profonde et profondément politique. Ils ont compris que la survie exige de défier l’arbitraire sanglant, surtout s’il se pare des atours de la démocratie. Pour l’instant ils se sentent seuls. Même s’ils commencent à occuper leur université et reprennent régulièrement la rue. Faut-il attendre, comme dans le poème de Niemöller souvent attribué à Brecht, que tous se fassent prendre et que l’on néglige de se sentir concerné, et de s’étonner qu’au bout du compte on y passe aussi ?
La lumière dans un océan de défaitisme

A-t-on besoin d’un nouveau Charonne 1962, d’un Ferguson à la française, pour rappeler que lorsqu’un pouvoir prend goût à interdire les manifestations, à justifier l’injustifiable, et à se lancer dans des procès politiques, on touche du doigt cet « Etat d’exception » où tout devient permis ? Avons-nous oublié qu’en 2005, deux jeunes adolescents, innocents mais poursuivis par la police, avaient trouvé la mort électrocutés, point de départ de la grande révolte des banlieues que la gauche dans son ensemble s’était bien gardée de regarder de trop près ?

En 1964, Herbert Marcuse, symbole de l’intellectuel américain tentant de penser à la hauteur de son temps, écrivait dans L’homme unidimensionnel – dont le cinquantenaire est tristement négligé par chez nous – que l’un des espoirs de révolution qui résistait, à côté d’un mouvement ouvrier américain en crise, était les étudiants en révolte. Leur « Grand refus » restait la lumière dans un océan de défaitisme et de repli défensif non seulement des réformistes, mais également de l’extrême-gauche. Mai 68, en France, avait également commencé contre la répression policière, par une révolte étudiante avec laquelle s’était par la suite solidarisé le mouvement ouvrier, ouvrant ainsi la voie à la grève générale la plus importante des luttes de classes en Europe occidentale.

Bien sûr les conditions historiques ne sont pas les mêmes et une telle comparaison n’est pas d’actualité. Mais la défense des libertés démocratiques, le droit de s’exprimer et de manifester, et la condamnation des violences policières ne sont pas négociables. Il est intolérable qu’un manifestant puisse être arrêté et condamné seulement parce qu’il manifeste, mais il est encore plus intolérable que cela se produise sans soulever une indignation massive.

Nous qui signons cette tribune sommes des « intellectuels » selon la formule consacrée. Mais comme Sartre, au temps de la guerre d’Algérie, l’avait rappelé, il n’y a pas les intellectuels, et les masses, il y a des gens qui veulent des choses et se battent pour elles, et ils sont tous égaux. Aujourd’hui l’heure est grave, les droits démocratiques les plus élémentaires sont en péril, et la révolte gronde en toute légitimité. Hier, « tous des juifs allemands », aujourd’hui, « tous participant-e-s à des manifestations interdites ». Justice d’exception, prototype d’Etat d’exception, une nouvelle fois la démocratie du capital entre dans une phase haineuse et tombe le masque. Quiconque ne le regardera pas dans les yeux et ne s’insurgera pas avant qu’il ne soit trop tard, sera nécessairement, à un titre ou un autre, complice.>>

Les signataires de ce texte sont Etienne Balibar (philosophe, professeur émérite à l’université Paris-Ouest), Emmanuel Barot (philosophe, université du Mirail), Sebastien Budgen (éditeur), Judith Butler (philosophe, université de Berkeley, Californie), Vincent Charbonnier (philosophe, IFE-ENS Lyon), Mladen Dolar (philosophe, université de Ljubljana, Slovénie), Bernard Friot (sociologue et économiste, université Paris Ouest-Nanterre), Isabelle Garo (philosophe, enseignante), Eric Hazan (éditeur), Stathis Kouvélakis (philosophe, King’s College, Londres), Frédéric Lordon (économiste, CNRS), Michael Löwy (philosophe, CNRS), István Mészáros (philosophe, université du Sussex, Angleterre), Beatriz Preciado (philosophe, Musée d’art contemporain de Barcelone), Guillaume Sibertin-Blanc (philosophe, université du Mirail), Joan W. Scott (historienne, Institute for Advanced Study, Princeton, New Jersey) et Slavoj Žižek (philosophe, université de Ljubljana, Slovénie).

 

Article paru dans Le Monde le 03.12.2014

 

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