Cette « une » du journal Le Monde telle qu’elle est apparue sur l’écran de mon ordinateur, vendredi dernier, à la veille du premier tour de l’élection présidentielle, est révélatrice. Elle montre à quel point l’économie de l’attention produite par l’industrie publicitaire prétend à dominer, à phagocyter et la politique et l’information. On n’a d’ailleurs plus accès désormais à l’information en ligne qu’en passant par les fourches caudines du marketing.
On ne peut pas dès lors disserter comme le fait Jacques Rancière sur la démocratie et la représentation sans évoquer cette télécratie qui produit ce que Bernard Stiegler appelle du « populisme industriel » et sans se demander de quoi le représentant est représentatif. Je suis cependant d’accord avec J. Rancière sur le fait que la gauche devrait proposer une critique radicale des institutions monarchiques de la Vème République. Elle est celle du « coup d’Etat permanent « justement dénoncé par Français Mitterrand avant qu’il ne le pratique lui-même.
Un vote de confusion.
Pour qui et pour quoi –le quoi supposant un contenu derrière la figure du qui- pour qui et pour quoi les électeurs ont ils voté au cours de ce vote de téléréalité où même la rue n’est plus qu’un studio d’enregistrement ? Ont-ils voté pour M. Le P qui parle comme J-L M, pour NS qui parle comme M Le P … ?
Cette élection est celle de la confusion et du brouillage des repères. C’est vrai bien sûr pour le 1er Mai mais il y a bien plus grave encore. Jamais encore un représentant de la droite du niveau d’un président de la République ne s’était livré à une telle compromission avec l’extrême droite. Le président sortant a pendant 5 ans travaillé au bon score du Front national, en effaçant la limite entre la droite républicaine et l’extrême droite. Il pousse désormais cette logique à bout. Ce comportement constitue comme l’exprime à juste titre le journal Le Monde, non seulement une faute politique mais aussi une faute morale sans compter l’aveu de totale impuissance que cela révèle.
« Le problème – lourd, blessant, presque humiliant pour tout républicain, de droite comme de gauche – est que le président sortant a franchi, depuis deux jours, la frontière entre compréhension et compromission. Certes, il a assuré, mercredi 25 avril, qu’il n’y aurait ” pas d’accord ” avec le Front national, ni de ministres FN s’il est réélu. C’est bien le moins.
Mais il a désormais adopté le langage, la rhétorique et, partant, les idées, ou plutôt les obsessions, de Mme Le Pen. Ainsi de cette façon d’attiser les peurs de la société française plutôt que de tenter de les apaiser. Ainsi de cette stigmatisation des ” élites “, jetées en pâture au ” peuple “. Ainsi de cette dénonciation du ” système “, dont on se demande bien ce qu’il est, sinon la République dont il devrait être le garant.
Cette empathie constitue une faute politique. La présidente du Front national a beau avoir débarrassé son parti de ses scories et saillies les plus choquantes, le cœur du projet lepéniste reste ce qu’il a toujours été : rétrograde, nationaliste et xénophobe.
Malgré des hésitations de tel ou tel, à certains moments comme lors des régionales de 1998, les responsables de la droite avaient toujours, jusqu’à présent, récusé ces idées. Pendant des années, l’ancien président Jacques Chirac avait courageusement rappelé que la République française assure l’égalité de tous, ” sans distinction d’origine, de race ou de religion “, selon les termes de la Constitution. Céder, si peu que ce soit, sur cette exigence ne peut que renforcer le Front national. Et placer la droite, demain, dans une situation bien vulnérable.
C’est également une faute morale. En politique, comme ailleurs, la fin ne justifie pas tous les moyens. L’élection ne légitime pas tous les cynismes. Sauf à donner un peu plus raison aux philippiques de Mme Le Pen contre les ” mensonges ” des dirigeants français. Sauf à y perdre son âme.
C’est enfin un aveu d’impuissance. En 2007, Nicolas Sarkozy avait su convaincre qu’il saurait apporter des réponses au désarroi ou au désespoir de cette ” France qui souffre “. Se situer, cinq ans plus tard, sur le terrain même de Mme Le Pen revient à admettre qu’il n’y est pas parvenu ».
Editorial du journal Le Monde du 26 avril 2012
Tous les soutiens du dehors ou de l’intérieur de l’UMP qui se taisent seront comptables de leur silence.
Nous n’assistons pas seulement à la destruction du capital réel (fermeture d’usine, délocalisations…) par la logique spéculative de la financiarisation mais aussi à la destruction du capital symbolique accumulé par notre histoire.
On ne peut manquer d’être frappé par la façon dont la télévision met, depuis le soir du 1er tour, le Front national au cœur du débat comme si les électeurs de F. Bayrou ou de J.L Mélenchon, ou les abstentionnistes comptaient pour de beurre, comme l’a bien montré Alexie Geers :
« Toutes les chaînes de télévision sont d’accord sur un point, y compris France 2 : l’orientation des électeurs FN vers l’un ou l’autre des candidats est l’enjeu primordial de ce deuxième tour. Pas une pour dire que les centristes sont à 9 % et que leurs choix peuvent aussi faire pencher la balance, personne pour dire que l’abstention de l’ensemble de ces électeurs peut battre les cartes de toute autre manière. Le récit médiatique est unanime : les électeurs du Front National ont, dans leurs mains, le sort du pays. Le FN et ses idées, le FN et sa lutte contre l’immigration qu’il voit comme un problème, le FN qui n’a pas de projet, le FN qui stigmatise “l’étranger”, sans jamais appuyer son argumentaire sur des chiffres, sans que jamais un journaliste ne lui oppose des chiffres, sans que jamais personne – sauf Jean-Luc Mélenchon – ne montre que l’immigration et ses conséquences prétendument catastrophiques n’existent que dans la tête des dirigeants du FN. »
Amexie Geers : Quand le récit médiatique fait le jeu du FN
Effacement des vrais enjeux
Consciemment ou non, cette élection tout en nous embrouillant la tête a soigneusement évité de nous parler des vrais enjeux.
Je propose à ce propos de relire aujourd’hui ce qu’écrivait Bernard Stiegler, dans Télérama, 57 jours avant le premier tour :
« Tous les citoyens français savent – plus ou moins confusément – que l’enjeu de la campagne présidentielle est la disparition du monde qui apparut au cours du XXe siècle. Face à cet état de fait stupéfiant que nul n’ignore, aussi difficile qu’il puisse être de le concevoir, la seule véritable question est la façon dont la France et l’Europe sauront contribuer à la formation d’un autre monde. (…)
Or, c’est l’évitement de cet enjeu, sinon sa dissimulation, qui pourrait se révéler être suicidaire – sinon pour le candidat à la présidence qui parviendrait à être élu (par le fait même d’avoir contourné cette question), du moins pour le président effectivement élu qui serait issu de ce scrutin, et sur la base d’un tel refoulement.
Car d’un point de vue strictement politique, le véritable enjeu du scrutin actuel, c’est celui du prochain scrutin : celui de 2017. La question la plus préoccupante n’est pas de savoir si la famille Le Pen sera une fois de plus présente au second tour : elle est de s’assurer qu’elle ne parviendra pas au pouvoir après cinq années de « gestion » de la crise sans qu’ait émergé la moindre perspective alternative. (…)
Face à ce danger bien plus imminent que ne l’imaginent ceux qui disaient déjà, dans les années 80, que le Front national n’était qu’un épiphénomène, il n’y a qu’une voie possible : la lucidité, et la revendication de ce qu’elle seule procure – la franchise et la clarté, qui procurent elles-mêmes la confiance et le crédit, sans lesquels aucune action n’est durablement possible.(…)
C’est conscient de tout cela que nous devrons voter – ou non – au second tour en sachant l’ampleur de ce qu’il y aura à faire après pour que les cinq années qui viennent soient une transition vers un nouveau monde.