Une vraie mobilité d’autrefois

Après la première guerre mondiale, Jules et Catherine se sont installés dans « un chalet près du Rhin ». Jim leur rend visite. Il est accueilli à la gare par Catherine (Jeanne Moreau). La scène se trouve dans le film de François Tuffaut « Jules et Jim ». La gare qui sert de décor est celle de Lautenbach.

Le texte ci-dessous de Jean Egen, extrait des Tilleuls de Lautenbach, décrit le voyage en train d’un enfant – le petit Changala – d’Audincourt à Lautenbach, entre les deux guerres.
Il a ceci de passionnant qu’il ne décrit pas seulement les joies d’un enfant devant le train mais tout ce que pouvait représenter un tel voyage. On change à Montbéliard, on rechange à Belfort, on fait escale à Mulhouse puis à Bollwiller. Chaque arrêt apporte son petit plaisir. On ne change pas seulement de trains mais de compagnies de chemin de fer. Le texte donne ainsi une idée de ce qu’était autrefois une vraie mobilité et permet de comprendre, en comparaison, que le TGV n’est rien d’autre que de la vitesse.

Il arrive aussi que la voiture refuse de partir.
Les automobiles de ce temps-là avaient des caractères de cochon. Avant de prendre le volant, il fallait empoigner la manivelle, se bagarrer avec le moteur, papa a de longs corps à corps avec lui, souvent sans résultat, impossible d’en tirer autre chose qu’un misérable toussotement, teuf-teuf-teuf et c’est tout. Dans ces cas-là, papa envoie son pied dans le radiateur, pousse un cri douloureux, enlève chaussure et chaussette pour examiner ses orteils qui sont généralement violacés. «Puisque c’est comme ça, dit-il, nous allons prendre le train. Aussitôt le Changala saute de joie, ce que papa trouve parfaitement déplacé: « L’auto ne marche plus, ton père s’abîme le pied, ta maman se désole et ça te rend joyeux? Est-ce que tu es fou? » Je ne suis pas fou, j’aime le train, je trouve le rail beaucoup plus excitant que la route, on change à Montbéliard et on court à la buvette où papa nous offre un café crème et un croissant, on rechange à Belfort et on fonce au buffet où papa nous paie un sandwich, on fait escale à Mulhouse et on s’installe à la brasserie de la gare où papa commande des bretzels fraîches, elles sont larges comme des assiettes et on les déguste avec un bock, rien de tel que la bière pour en exalter la saveur, on s’offre un dernier arrêt au buffet de Bollwiller où on reprend des forces dans une assiette de cochonnaille, il faut voir le travail des maîtres alsaciens et comment, en l’enluminant de gelée, de pistache et de truffe, ils transforment la plus humble des viandes en la plus somptueuse des charcuteries … Une heure plus tard, on arrive à Lautenbach où on se met enfin à table pour de bon.
Ne croyez pas que le Changala aime les chemins de fer pour les petits plaisirs que lui procurent les arrêts-buffets. Sans doute apprécie-t-il les pauses revigorantes, mais ce qui le ravit par-dessus tout, c’est la contemplation des trains. Ça commence avec celui de la ligne Delle-Montbéliard, c’est un petit train de la compagnie P.L.M., ses wagons sont en bois, trois verts, deux jaunes, un rouge, chaque classe a sa couleur, la locomotive, bien qu’elle soit d’un âge déjà très avancé, conserve encore énormément d’allure avec son ventre cerclé de cuivre, il faut la voir se rengorger pour entrer en gare d’Audincourt, quand elle arrive le Changala ressent une intense envie de s’éloigner du quai, mais il ne recule pas, il reste debout dans la vapeur et le vacarme, transi de peur et d’émotion.
Plus fascinantes encore sont les machines du réseau de l’Est. Quand le Paris-Bâle pénètre en gare de Belfort, le Changala sent un terrible et délicieux frisson lui parcourir l’échine, la puissance, la majesté, le halètement de la locomotive lui procurent une jouissance énorme, il contemple, éperdu d’envie et d’admiration, les deux hommes qui gouvernent la mangeuse d’espace dont il est amoureux. Si amoureux que, le soir venu, à peine l’a-t-on couché, il transforme son lit en rapide international, fonce à travers les tunnels et par-dessus les viaducs. Ce n’est qu’aux alentours de la puberté qu’il remplacera les trains par des jeunes filles, ce qui ne mettra pas moins d’agitation dans son lit.
Après le P .L.M. et l’Est, on passe sur le réseau d’Alsace-Lorraine où les locomotives sans tender et les wagons à plate-forme sont d’une tout autre race et pour cause : ils appartenaient aux chemins de fer allemands. Connaissant les partis pris de papa, vous ne vous étonnerez pas qu’il compare nos locomotives à des gazelles et les leurs à des vaches, moi je ne fais pas de discrimination, françaises ou allemandes, élégantes ou rustiques, ce sont toutes des locomotives, j’aime leur peau noire et luisante qui n’est jamais plus belle que l’hiver quand elles courent dans’ la neige suivies de leurs wagons blancs.
Un qui s’y promenait en prenant son plaisir et son temps, c’était le Bollwiller-Lautenbach. J’ai roulé sur le Transsibérien, le Transandin, le Missouri-Pacifique, l’Ajaccio-Bastia, le Camaret-Châteaulin, d’autres rapides et d’autres omnibus, ils m’ont donné des joies inoubliables, mais celui qui m’a révélé l’ivresse du voyage, c’est s’Lutabacher Zegla, le petit train de Lautenbach. Il est mort à présent, tué par la bagnole, ses rails sont rouillés et ses gares silencieuses, mais son âme hante encore la vallée. Qu’il avait donc du mal à la remonter, les enfants le battaient à la course, « écoute, disait maman, écoute la locomotive, elle demande de l’aide: half m’r trucka, half m’r trucka» (ça veut dire «poussez-moi» mais, en français, l’harmonie imitative n’y est plus).
Elle avait aussi une clochette qui sonnait tout le long du parcours pour inviter gens et vaches à ne pas traînasser sur la voie. A Guebwiller, beaucoup de voyageurs sortaient sur les plates-formes pour admirer la cigogne de l’église Saint-Léger, dont le nid couronnait la haute flèche romane. Dressée sur ses longues pattes, elle avait l’air, dans le soleil couchant qui la nimbait de lumière, d’une statue de l’Alsace. Si bien que, la prenant pour créature céleste, je lui disais: « Sainte Cigogne, apportez moi un autre petit frère. » Naturellement, je priais à voix basse pour ne pas donner l’éveil à maman à qui je voulais faire une surprise.
Si vous voulez savoir ce que nous mangeons, lorsque, moins harassés qu’excités par cinq heures de voyage et d’arrêts (soixante-quinze kilomètres en cinq trains et quatre casse-croûtes), nous nous mettons enfin à table dans l’arrière-salle du restaurant Herrgott, eh bien, ça dépend, si c’est samedi, grand-mère nous sert du lard, du jambon, du pâté, de la salade de gras-double, accompagnés de versteckti qui sont des pommes de terre parfumées d’ail et de poireau qu’on fait cuire à l’étouffée, si c’est vendredi, nous faisons abstinence avec une tarte à l’oignon suivie d’une omelette aux girolles et d’une salade de pissenlits. Le vendredi saint, nous nous contentons de pipalakas et de pommes de terre en robe des champs. Le pipalakas ou fromage des poulettes, autrement dit des demoiselles, c’est un fromage blanc piqué d’ail et de ciboule, je suppose qu’on l’appelle ainsi pour l’opposer au munster, fromage des mâles, encore que l’ail, avec ses gousses en forme de génitoires, lui confère de la virilité et donne aux demoiselles une haleine assez peu féminine. Il n’empêche que papa lui préfère le munster, il l’étale sur sa pomme de terre, le fromage fond de tendresse au contact de la patate bouillante avant de s’évanouir en parfums sous le palais du gourmet.

Jean Egen Les Tilleuls de Lautenbach Mémoires d’Alsace Stock 1980.

Le petit alsacien et Richard Wagner

Comme tout (?) Mulhouse, je lis.
Parfois, je relis.
Et je numérise.
C’est décidé, d’ailleurs, je vais m’acheter une liseuse numérique. Faut-être de son temps.

Je vous offre pour la circonstance, puisqu’il est question de musique dans l’édition 2011 de “Tout Mulhouse lit”, cet extrait des Tilleuls de Lautenbach de Jean Egen.

A la maison, l’oncle lui offre un autre émerveillement. Il s’enferme avec lui dans son bureau, met un disque sur le phonographe (en Alsace, on dit d’r Grammophon),remonte la manivelle et dit gravement : « Écoute! »
Alors s’élève une étrange musique qui semble venir, comme les arbres, du fond de la terre et se perdre, comme eux, dans le fond des cieux. D’abord les sons coulent dans l’oreille, puis ils se répandent dans tout l’être, le Changala devient musique, la magie s’accroît encore et le Changala devient forêt. «Tu sais comment s’appelle ce morceau? dit l’oncle quand le Grammophon s’arrête, il s’intitule “Les Murmures de la Forêt” et le musicien qui l’a composé se nomme Richard Wagner, c’est un Allemand. »
Le Changala, cet Allemand l’a bouleversé. Pendant que sa musique le roulait dans ses vagues, il se mordait les poings, se griffait les cuisses, sautait sur son petit derrière en retenant tant qu’il pouvait une soudaine envie de faire pipi. .. L’envie devenant de plus en plus sévère, il demande la permission de sortir. L’oncle semble ravi par une telle émotion. « Va, Changala, dit-il, et remets-toi! »
Le Changala est tout songeur en arrosant le fumier. L’oncle Fuchs l’avait déjà beaucoup troublé en déclamant “Le Postillon” de Lenau. Voici qu’il recommence avec la musique de ce Wagner. Le Changala qui le soupçonne de pactiser avec le diable n’est pas surpris de le voir fréquenter des Allemands. Ce qui l’étonne, c’est que ces Allemands n’aient pas de casque à pointe et qu’ils sachent faire autre chose que tuer des Français.

 

Dans l’édition déjà ancienne que j’ai (Stock 1979), le passage se trouve à la page 227 . La musique a donné son titre au chapitre 7, Les murmures de la forêt dont il existe une version orchestrale arrangée par Wagner lui-même. J’ai supposé que le Changala a écouté une telle version. Comme la scène se situe dans l’entre-deux guerres, j’ai choisi un enregistrement qui date de 1936.”Murmures dans la forêt” est extrait de l’acte 2 de Siegfried, la deuxième journée de l’anneau des Niebelungs