Archives mensuelles : novembre 2013
Gradiva, fantaisie pompéienne, et sa recette de Saint-Jacques au vinaigre de coquelicot.
Pour faire suite au légume du mois et au fruit du mois, le wagges vous propose des rêves culinaires à partir de textes littéraires. Il ne s’agit pas de reprendre exclusivement ceux qui parlent de mets ou d’aliments, voire décrivent des repas ou donnent des recettes. Mais certains donnent à rêver par ce qu’ils évoquent, au même titre que certaines musiques peuvent envoyer sur des terres étrangères. Les terres, ici, seront culinaires grâce à une recette personnelle entièrement imaginée à partir d’un texte, et ce sans aucune autre prétention que le jeu. Et pour commencer la série : Gradiva, fantaisie pompéienne.
Gradiva, fantaisie pompéienne est une merveilleuse nouvelle de Wilhelm Jensen, publiée en 1903, surtout connue, souvent plus que par elle-même, par l’analyse qu’en a proposé Freud dans « Le délire et les rêves dans la Gradiva de W.Jensen », première approche psychanalytique de la littérature. Continuer la lecture
Le « faux bourdon » de la mort
Le drone est, selon le lexique officiel de l’armée américaine, un « véhicule terrestre, naval ou aérien, contrôlé à distance ou de façon automatique ». Il n’y a aucun humain à bord de cette arme meurtrière, « faux bourdon » selon l’étymologie du mot anglais, « faux bourdon » de la mort. La notion clé est celle de la distance comme le montre le livre de Grégoire Chamayou, « Théorie du drone ». Le chercheur en philosophie au CNRS étudie le cas des drones armés volants, les drones appelés « chasseurs-tueurs » sans préjuger d’autres formes d’existence de ces engins robotisés.
Leur histoire, écrit Grégoire Chamayou, est celle d’un œil devenu arme, car les drones ne sont plus seulement des engins de surveillance. Ils sont équipés pour tuer. Tuer sans risque humain pour celui qui tue. L’auteur cite un colonel américain pour qui le drone « c’est un peu comme avoir Dieu au dessus de sa tête ». Lequel fait tonner la foudre. Au nom de la civilisation. La citation contient à la fois la métaphore de l’œil ubiquitaire et celle de la puissance extérieure qui suscite la peur. Les deux fonctions sont remplies par le drone, cet « œil mécanique sans paupière ». Pendant qu’il patrouille 24h sur 24, les opérateurs au sol font les trois-huit. C’est le vieux rêve d’une mise à distance de l’ennemi effaçant tout risque pour soi. Il n’en est que plus terrifiant.
« Les drones étaient terrifiants. Depuis le sol, il est impossible de déterminer qui ou quoi ils sont entrain de traquer pendant qu’ils décrivent des cercles au-dessus de votre tête. Le bourdonnement lointain du moteur sonne comme le rappel constant d’une mort imminente ».
Le propos cité dans le livre est de David Rohde, journaliste du New York Times, pris en otage par les Talibans au Waziristan (Nord-ouest du Pakistan). Grégoire Chamayou pour sa part conclut ce chapitre en évoquant l’effet de sidération de ces instruments de mort :
« Les drones en effet pétrifient. Ils produisent une terreur de masse, infligées à des populations entières. C’est cela, outre les morts et les blessés, les décombres, la colère et les deuils, l’effet d’une surveillance létale permanente : un enfermement psychique, dont le périmètre n’est plus défini par des grilles, des barrières ou des murs, mais par des cercles invisibles que tracent au-dessus des têtes les tournoiements sans fin de miradors volants ».
La remarque vaudra probablement un jour aussi pour les drones urbains qui équiperont les polices privées ou publiques s’il en reste.
Les « mardis de la terreur »
Tous les mardis à la Maison Blanche se tient une réunion au cours de laquelle sont choisis parmi une liste de nominés ceux qui feront l’objet de ce qu’il faut bien appeler un assassinat dans la mesure où le feu vert ainsi donné à l’acte de tuer l’est en dehors de toutes les règles du droit de la guerre et plus généralement du droit en temps de paix. La télévision s’emploie déjà à nous habituer à cet état de fait. On y entend que les Etats-Unis ayant estimé que tel ou tel est responsable de ceci ou cela, il a été décidé de l’éliminer. En fonction de quels critères et selon quelles règles de droit applique–t-on ainsi à l’échelle mondiale la peine de mort ?
Amnesty International : Drones US au Pakistan, à qui le tour ?
Je quitte un instant le livre pour l’associer à une actualité. Amnesty Inetrnational a publié le 22 octobre 2013, un rapport, intitulé “Will I be next?” US drone strikes in Pakistan“. C’est l’une des études les plus exhaustives réalisées à ce jour sur le programme américain de drones, vu sous l’angle des droits humains. L’ONG des droits de l’homme a passé en revue la totalité des 45 attaques de drones qui, à sa connaissance, ont frappé le Waziristan-Nord, dans le nord-ouest du Pakistan, entre janvier 2012 et août 2013. Cette région a été la cible de plus d’opérations que toute autre région du pays. Amnesty International a étudié minutieusement sur le terrain neuf de ces attaques et rassemblé des informations sur les morts. Les attaques soulèvent des questions graves sur les violations du droit international qui pourraient s’apparenter à des crimes de guerre ou à des exécutions extrajudiciaires. Elle n’hésite pas à qualifier les exécutions d’homicides
Alors que les sources officielles affirment que les personnes tuées étaient des « terroristes », Amnesty International est arrivé à la conclusion, au terme de ses recherches, qu’elles n’étaient pas impliquées dans les combats et ne représentaient aucun danger pour autrui.
« Nous ne trouvons rien qui justifie ces homicides. Il existe des menaces réelles contre les États-Unis et ses alliés dans la région, et dans certaines circonstances les frappes de drones sont peut-être légales. Mais il est difficile de croire qu’un groupe d’ouvriers ou une femme âgée entourée de ses petits-enfants puissent mettre quiconque en danger, et encore moins représenter un danger imminent pour les États-Unis » écrit Mustafa Qadri, chercheur d’Amnesty International sur le Pakistan.
« Le droit international prohibe tout homicide arbitraire et limite l’utilisation légale de la force meurtrière intentionnelle à des situations exceptionnelles, poursuit l’ONG. Dans un conflit armé, seuls les combattants et les personnes qui participent directement aux hostilités peuvent être directement visés. En dehors de tout conflit armé, la force intentionnellement meurtrière n’est légale que lorsqu’elle est strictement inévitable pour protéger contre une menace de mort imminente. Dans certaines circonstances, un homicide arbitraire peut constituer un crime de guerre ou une exécution extrajudiciaire, c’est-à-dire des crimes relevant du droit international.
Amnesty International a aussi rassemblé des informations sur les attaques qui surviennent très rapidement après une première attaque et qui visent les personnes venues secourir les victimes. Même si l’on peut supposer que les personnes portant secours faisaient partie du groupe visé dans la première attaque, il est difficile de comprendre comment distinguer les uns des autres dans le chaos qui suit immédiatement une frappe de missile ».
Revenons au livre de Grégoire Chamayou qui rapporte une blague révélatrice qui circule dans les couloirs de l’administration américaine : « quand la CIA voit trois types en train de faire de l’aérobic, elle croit que c’est un camp d’entraînement terroriste » La « réalité » de la menace est parfois loin de la réalité vraie sur le terrain.
Avec le drone se révèle une transformation de notre rapport au monde, au temps et à l’espace :
« Avec le concept de guerre globale contre la terreur, la violence armée a perdu ses bornes traditionnelles : indéfinie dans le temps, elle l’est aussi dans l’espace. Le monde entier dit-on, est un champ de bataille. Mais il serait sans doute plus exact de dire un terrain de chasse. Car si le rayon de la violence armée se globalise, c’est au nom des impératifs de la traque ».
Il n’y a plus de champ de bataille où s’opposent des forces en présence. Cela ressemble bien plutôt au chasseur à distance sur son mirador traquant son gibier.
On appelle « killbox » cet espace-temps dans lequel la chasse est ouverte. Le droit de la chasse, le droit de poursuite se substitue au droit de la guerre :
« Aux formes terrestres de souveraineté territoriale fondée sur la clôture des terres, le drone oppose la continuité surplombante de l’air »
C’est l’arme de la troisième dimension. Elle porte la mort venue du ciel.
Si autrefois la guerre était considérée comme la continuation de la politique par d’autres moyens, que devient-elle quand la politique se défait de ce qui la constitue ? Grégoire Chamayou consacre un fort dernier chapitre à la « fabrication des automates politiques ».
Ce qui se profile à terme c’est l’automate tueur qui exécute en fonction de décisions elles-mêmes prises par des automates, de sorte que dans cette chasse à l’homme, on ne parvient plus à identifier le chasseur. Règne alors l’irresponsabilité généralisée. Le seul humain identifiable est la « cible » elle-même qui peut-être une femme ou un enfant, un vieillard, un chien. Mais au moment de le tuer est-on seulement sûr de son identité ? Lui seul pourrait la confirmer ou l’infirmer mais il est déjà mort.
Le livre de Grégoire Chamayou est un travail critique indispensable et remarquable. En construisant la critique du drone, il va au-delà des seules questions militaires dont la plupart des catégories habituelles sont en crise. C’est un livre à lire non seulement pour comprendre cette guerre invisible dont on ne sait plus ce qu’elle est ni qui la mène au nom de quoi mais aussi parce qu’il contribue à penser notre époque, de la transformation de notre rapport au monde et l’automatisation qui vient.
Grégoire Chamayou
Théorie du drone
Grégoire Chamayou est chercheur en philosophie au CNRS, dans l’équipe CERPHI à l’ENS-LSH. Il a publié, à La fabrique, Les chasses à l’homme (2010)