Pour faire suite au légume du mois et au fruit du mois, le wagges vous propose des rêves culinaires à partir de textes littéraires. Il ne s’agit pas de reprendre exclusivement ceux qui parlent de mets ou d’aliments, voire décrivent des repas ou donnent des recettes. Mais certains donnent à rêver par ce qu’ils évoquent, au même titre que certaines musiques peuvent envoyer sur des terres étrangères. Les terres, ici, seront culinaires grâce à une recette personnelle entièrement imaginée à partir d’un texte, et ce sans aucune autre prétention que le jeu. Et pour commencer la série : Gradiva, fantaisie pompéienne.
Gradiva, fantaisie pompéienne est une merveilleuse nouvelle de Wilhelm Jensen, publiée en 1903, surtout connue, souvent plus que par elle-même, par l’analyse qu’en a proposé Freud dans « Le délire et les rêves dans la Gradiva de W.Jensen », première approche psychanalytique de la littérature.
Harold, archéologue tout à son devoir scientifique, plus souvent solitaire et éloigné de la gente féminine, est spécialement attiré, en visitant l’une des grandes collections des antiquités de Rome, par un bas-relief représentant un jeune femme marchant avec un grâce particulière. La nuit, il rêve qu’il voyage à Pompéi tandis que le Vésuve est en éruption, donc en 79 apr. J.-C, et qu’il y rencontre une jeune fille déambulant à travers les rues de la ville et dont la démarche particulière sur les dalles, ainsi que l’allure générale correspond en tout point à celle du bas-relief à qui il a attribué le nom de Gradiva (celle qui marche). Décidant de se rendre à Pompéi, il y fera une rencontre qui bouleversera sa vie.
Extrait :
« En visitant l’une des grandes collections d’antiquités de Rome, Norbert Harold avait découvert un bas-relief qui l’avait tout spécialement attiré, si bien qu’il s’était beaucoup réjoui, une fois revenu en Allemagne, de pouvoir s’en procurer un excellent moulage en plâtre. Il l’avait accroché depuis quelques années à un endroit privilégié du mur de son cabinet de travail, par ailleurs couvert en grande partie de rayons de livres, à la fois sous un angle d’éclairage judicieux et à une place que, fût-ce un court moment, le soleil couchant atteignait chaque soir. C’était, à peu près au tiers de la grandeur nature, le portrait en pied d’un être féminin saisi en train de marcher, encore jeune, déjà sorti de l’enfance mais qui toutefois n’était manifestement pas une femme : plutôt une virgo romaine d’une vingtaine d’années environ. … Il y avait en elle, soit dit sans mauvaise part, quelque chose de l’humanité de tous les jours, un air presque quotidien dans l’apparence physique, comme si, là où de nos jours nous crayonnons une esquisse sur une feuille de papier, l’artiste l’avait en pleine rue prise sur le vif au passage et fixée à toute allure dans une ébauche de terre glaise. …
… La tête légèrement penchée en avant, elle tenait un peu remontée de la main gauche la robe dont les extraordinaires petits plis ruisselaient sur elle depuis la nuque jusqu’aux chevilles, en sorte qu’on apercevait ses pieds chaussés de sandales. Le gauche était déjà avancé et le droit, se disposant à le suivre, ne touchait plus guère le sol que de la pointe des orteils tandis que la plante et le talon se dressaient presque à la verticale, Ce mouvement suscitait une double impression: l’aisance légère de la femme qui marche d’un pas vif, et parallèlement l’air assuré que donne un esprit en repos. Sa grâce particulière, elle la tirait de cette façon de planer au-dessus du sol tout en le foulant avec fermeté. … »
La Gradiva de Jensen a aussi beaucoup inspiré les surréalistes (galerie Gradiva ouverte par A. Breton en 1937, Gradiva, tableau d’André Masson en 1939, Dali et bien d’autres).
Dans le délire d’Harold, Gradiva revient à la vie chaque jour, aux seules heures de midi, et il en fait la rencontre dans les rues des ruines de Pompéi. Gradiva « rediviva » donc mais, à la fin, aussi, Gradiva qui rend à la vie ; Gradiva présente dans les rues de Pompéi et dans la maison de Méléagre 2000 ans après sa mort dans l’esprit d’Harold, mais Harold finalement rendu au réel par la bien-vivante Gradiva-Zoé Bertgang, en fait amie d’enfance, après son passage onirique au royaume d’Hadès.(Le prénom Zoé vient du Grec zoï : la vie.) C’est ce qu’on retrouve chez Salvador Dali dont plusieurs tableaux intègrent la Gradiva :
“Elle (Gala) serait ma Gradiva (“celle qui avance”), ma victoire, ma femme. Mais pour cela, il fallait qu’elle me guérisse. Et elle me guérit, grâce à la puissance indomptable et insondable de son amour dont la profondeur de pensée et l’adresse pratique dépassèrent les plus ambitieuses méthodes psychanalytiques”. (S. Dali)
Coquilles Saint Jacques au vinaigre de coquelicots, tomates séchées, poivron jaune, céleri et mousse de radis.
Certes la coquille Saint Jacques n’est pas un plat qu’on considère comme habituel chez les romains. On connaît plutôt leur goût majeur pour les huîtres ou les moules. Elle faisait pourtant partie de l’alimentation étrusque et entrait dans la composition du « gustatio », ces hors d’oeuvres qui précédaient les repas de fête qu’étaient les cenae. Ces gustationis étaient là pour combler la faim et, paradoxalement, éveiller le sens gourmand et donc ouvrir aux pleins plaisirs de la bonne chère.
Dans la Gradiva de Jensen, on trouve le blanc à différents niveaux : le blanc éblouissant du soleil de midi dans les rues de Pompéi, dans lequel la Gradiva semble apparaître à Harold, dans sa démarche elle aussi éblouissante (Zoé ne s’appelle-t-elle pas Bertgang de son patronyme, bert venant du vieux mot berth qui signifie « brillant » ?). C’est aussi le blanc de l’asphodèle, fleur des prairies d’Hadès, dont une branche dans les mains d’Harold lorsqu’il imagine raccompagner sa Gradiva dans son retour aux enfers. Pompéi, c’est aussi les couleurs des fresques, notamment ce rouge si évocateur, le jaune des piliers qu’évoque Harold. Rêver sur la Gradiva, c’est aussi la voir s’évaporer littéralement à ses yeux de la maison de Méléagre, dont le sol est recouvert de coquelicots. C’est aussi, et surtout, la finesse irréelle du rêve, la finesse du passage, au sens concret du terme cette fois, lorsque Gradiva finit par ramener Harold à leur réalité.
Recette
Pouvant apparaître un peu complexe, elle est en fait assez facile à réaliser.
Ingrédients pour 4 personnes :
12 noix de coquilles Saint-Jacques, un demi poivron jaune, quatre tomates séchées, deux tranches de céleri rave, radis (rose ou noir pour un goût plus affirmé), crème fraîche, salade (de préférence rougette) vinaigre de coquelicot, huile d’olive.
Poivrons : passer les poivrons au gril de façon à pouvoir les peler facilement. Attention à les garder bien jaunes. Les peler et les détailler en bâtonnets d’environ 7 cm de longueur.
Crème de radis : préparer et laver les radis, les détailler en dés et les blanchir ces dés à l’eau bouillante salée 7 à 8 mn, jusqu’à tendreté. Les égoutter et les mixer avec 10 cl de crème. Fouetter le reste de la crème fraîche légèrement salée et poivrée puis ajouter progressivement quelques gouttes de vinaigre de coquelicot jusqu’à épaississement. Mélanger délicatement la préparation de radis et continuer à fouetter jusqu’à homogénéité.
Céleri rave : découper des tranches de céleri rave d’un demi centimètre d’épaisseur et les cuire à l’eau citronnée de façon à les garder bien blancs. Prévoir un carré de 5 cm de côté par personne.
Coquilles Saint-Jacques : juste avant le service, passer les noix de Saint-Jacques préalablement bien préparées à la poêle dans un filet d’huile d’olive et à feu pas trop vif deux minutes de chaque côté, et déglacer au vinaigre de coquelicot (deux cuillères à soupe dans la poêle en retournant rapidement les noix).
Dressage : ciseler la salade et verser une cuillérée d’un mélange d’huile d’olive et de vinaigre de coquelicot. Déposer une tomate séchée et deux bâtonnets de poivron. Disposer un carré de céleri (chaud) et une cuillérée de crème de radis. Disposer trois noix de Saint-Jacques sur la salade. Une fleur de mauve, plus facile à trouver qu’une asphodèle, évoquera le passage au royaume d’Hadès. Servir aussitôt.
Pierre-Marie Théveniaud