CE PAS QUI NOUS ELEVE : pour des écritures numériques créatives, un manifeste

CE PAS QUI NOUS ELEVE : pour des écritures numériques créatives, est un manifeste que l’on pourra juger radical et/ou utopique. Il prend acte de la métamorphose numérique en ce qu’elle n’est pas simplement une nouvelle technique qu’il faudrait apprendre à maîtriser mais une véritable “bifurcation dans la trajectoire humaine” (Francis Jutand).
Le défi n’est plus celui de la place du numérique à l’Ecole, mais bel et bien de la place de l’Ecole dans le numérique, autrement dit de sa capacité à reconsidérer et reconstruire, à l’aune des mutations en cours, ses finalités, ses méthodes, son fonctionnement. Cela suppose une prise de conscience, et peut-être un difficile travail de deuil” explique-t-on au Café pédagogique où l’on trouvera également un entretien avec l’auteur de l’appel.
D’autres façons d’être au monde, de lire, d’écrire ou de se relier aux autres sont actuellement en train de s’inventer ; il s’en suit que d’autres façons d’apprendre sont à à l’ordre du jour.
C’est le sens du Manifeste Ce pas qui nous élève, de l’appel au sursaut lancé par Luc Dall’Armellina et ses coauteurs. Le texte de Luc Dall’Armellina, docteur en sciences de l’information et de la communication, enseignant en ESPE, à l’Université de Cergy-Pontoise, mais aussi artiste, auteur de poésie numérique, a été mis en ligne, annoté et augmenté par Philippe Aigrain, Jean-Michel Lebaut, Annie Abrahams, Emmanuel Guez, Antoine Moreau, Jacques Rodet, Julien Longhi, Pierre Fourny, Stephan Hyronde. Ce texte contributif reste ouvert aux annotations sur http://lucdall.free.fr/co_ment.html. 

Le texte n’intéresse pas seulement l’école mais aussi tous ceux, par exemple, qui font métier d’écrire.

Nous en publions le début que l’on peut télécharger dans son intégralité et diffuser librement.

 

” L’école comme l’université ont trop longtemps asservi l’écriture au seul dogme de l’accès aux savoirs et à l’injonction de la communication.
Elles l’ont cantonnée à un rôle instrumental, en marge du sillage du capitalisme cognitif (Yann Moulier Boutang), à travers des modes de production industrielle des connaissances, la vidant peu à peu de ses dimensions artistiques, esthétiques et politiques (Luc Dall’Armellina).
La situation est telle aujourd’hui qu’écrire n’est plus pour la plupart des élèves et étudiants qu’un passage obligé, une compétence parmi d’autres, une technique qu’il faut bien manipuler puisqu’elle est nécessaire pour réussir à l’école, quelle que soit sa discipline.
Le drame de l’écriture ainsi (s)abordée est qu’elle soit envisagée au singulier, sans alliés, pas même la lecture, dont la pratique collective relève de l’exception. C’est une grande perte car c’est autour d’elle que se dessine, se forme et se révèle la qualité d’une attention (Alain Giffard), terreau d’une culture commune, par delà les langues, au cœur des pratiques de lecture, d’annotation, d’invention.
L’écriture contemporaine est devenue numérique : elle ne porte plus uniquement sur le texte du langage inter-humain mais aussi sur celui du langage humains-machines intégrant les boucles complexes et interactives qui nous lient tous. Il était prévisible que lecture et écriture en soient profondément transformées, altérées. L’écriture numérique agit de plus sur la nature même de la connaissance et en re-configure les modes d’existence (Stéphane Crozat, Bruno Bachimont, Isabelle Cailleau, Serge Bouchardon, Ludovic Gaillard).
L’écriture est devenue autre : fluide, fragmentaire, multiple. Sous nos yeux, sous nos doigts, elle est devenue hybride, trans-disciplinaire, avec plus ou moins de bonheur ou d’inquiétude pour toutes celles et ceux qui s’y livrent sur les réseaux, dans les jeux, sur les tablettes ou les ordinateurs. Les couches de langages superposés, constituantes des écritures numériques, induisent et co-produisent nos récits. Si techniques et écritures ont depuis toujours des destins mêlés (Friedrich A. Kittler), leurs codes comme leurs inter-relations sont aujourd’hui universellement partageables.
L’école reste encore en marge des pratiques d’écritures sur les réseaux, largement considérés comme sources de danger. Quel accompagnement à la culture numérique pour les élèves, les étudiants, les enseignants aujourd’hui ? Ces derniers ont pour mission d’initier les enfants du 21è siècle à des pratiques qu’ils ignorent souvent eux-mêmes, ce qui n’est pas un problème en soi, certains nous ont superbement montré (Joseph Jacotot) qu’on pouvait innover à partir d’une ignorance. Ce qui fait problème, c’est que nos institutions en charge de l’éducation cherchent encore à former à des “outils”. Cette vision réductrice empêche de mesurer que la révolution numérique est essentiellement culturelle, anthropologique. La question éducative portait jusqu’ici sur des compétences, des savoirs techniques et cognitifs mesurables quantitativement. Elle repose aujourd’hui sur une capacité à entrer en relation avec ses pairs, renouvelée par la curiosité, la créativité et la coopération, évaluables qualitativement. Le changement de paradigme est complet (Ken Robinson).
Après la révolution des logiciels libres puis celle des données open, c’est au tour de la pédagogie de devenir ouverte, coopérative, conviviale, et partageable (François Taddéi). Il ne s’agit plus aujourd’hui d’empiler des savoirs, d’ailleurs souvent accessibles sur les réseaux, mais de les articuler à nos expériences sensibles pour en faire des connaissances, puis des nouveaux savoirs. C’est cette boucle d’interactions qu’il nous faut construire ensemble.
Artistes, enseignants, formateurs, chercheurs, designers, auteurs, citoyens, nous déclarons la naissance des écritures numériques créatives, augmentées des pratiques d’ateliers d’écritures créatives en littérature, métissées des pratiques de workshop en art et design, pollénisées de celles des hacklab en développement de logiciel libre.
Nous déclarons révolu le temps des ntic et des tices qui ont découpé, chosifié, didactisé – assez doctement il faut le dire, à coups de stratégies d’usages et de procédures opérationnelles, dans des ENT (espaces numériques de travail) protégés comme des camps retranchés – des pratiques qu’il convenait surtout de découvrir avec attention et d’expérimenter avec curiosité.
« Un signe majeur de la déconnexion des élites est l’usage de l’expression « nouvelles technologies ». Ils parlent de « plan numérique » comme on planifiait la récolte de blé en URSS, cherchant à contrôler des choses qui ne sont pas contrôlables. » déclare Adrienne Alix de Wikimédia (Laure Belot).
Pourquoi dans les écoles, les salles de ntic sont-elles des endroits dont on veut sortir à peine entré ? Des ordinateurs et des étudiants alignés en rang d’oignon et l’enseignant faisant face au groupe, contrôlant les écrans de ses élèves : excellente recette pour décourager toute créativité !
Bougeons les tables, changeons les câblages arborescents au profit de grappes en étoiles. La table ronde permettra à chacun de se voir, de se sourire, de se parler, elle favorisera la convivialité, elle appellera la coopération, une pédagogie ouverte pourra naître. Avec une variété d’assises confortables, d’espaces modulaires, retrouvons les possibilités de notre corps discipliné par trois siècles de dispositifs contraignants (Michel Foucault). Créons des espaces dans l’espace, des temps dans le temps, des singularités dans le collectif.
Avec les écritures numériques créatives, nous entendons redonner au mot savoir son sens premier de saveur. Nous appelons créatives, les écritures numériques qui ne se contentent pas de produire des dispositifs, des œuvres ou des savoirs selon des modalités déjà connues, mais qui cherchent dans une co-élaboration émancipée, à mettre ceux-ci en question, en critique, en trouvant de nouvelles voies et formes, en fabriquant par percolation, hybridation, expérimentation. Il n’y pas de modèle pour qui cherche ce qu’il n’a jamais vu (Paul Eluard), aussi, si la littérature c’est ce qui change la littérature, alors pratiquons la sous toutes ses formes !
Pour ce faire, le temps des spécialisations disciplinaires doit cesser son dictat. Les pratiques sensibles doivent retrouver leur place avec les savoirs théoriques, avec les expériences techniques. Ecrire n’est pas seulement noter ce que l’on pense pour ne pas l’oublier, mais se constitue en soi-même – et plus que jamais – comme un mode de pensée, qui doit pouvoir se décliner dans le texte donné à lire comme dans le code présidant à son apparition. A quand des ateliers croisant arts visuels, littérature, musique, programmation ? A quand d’autres croisant géographie, sciences économiques, design et data-mining ?
Les écritures numériques créatives œuvrent bien sûr avec les arts et manières de faire de la littérature et de la poésie, mais aussi – c’est leur différence avec les ateliers d’écritures créatives – avec ceux du design et de la programmation car le texte numérique a une forme, réglée par des conditions d’apparition et d’interaction qu’il s’agit de penser et d’expérimenter avec la précision d’une science et l’exigence d’un art.
Ces écritures font appel aux singularités de celles et ceux qui, augmentés en collectifs mixtes de praticiens, théoriciens, artistes, techniciens, n’aspirent qu’à s’élever même s’ils ne savent pas encore très bien comment se nommer (Mc Kenzie Wark). Peu importe, ils sont la communauté qui vient (Giorgio Agamben) et leurs productions parleront pour eux.
Ce qui s’appelle ateliers d’écritures en littérature, workshops en arts, fablab en design, hacklab en ingénierie pourra constituer en alternance, autant de moments fondateurs dans une culture des écritures numériques créatives. Ces lieux ont émergés des pratiques du réseau, des pratiques de leurs écritures. Ils sont irrigués par une pédagogie du faire et de la coopération, de la créativité et de l’invention, du partage et de l’émancipation. Ensemble, ces cultures peuvent doter l’école des moyens de participer créativement aux transformations majeures qui s’annoncent. Saura-t-elle s’y engager ?
Ces temps et leurs approches trouveront avantageusement leur place – transversale – dans tous les lieux, avec tous les enseignements, de l’école à l’université et en formation (Philippe Aigrain).
Quelle politique pédagogique, incluant la formation des enseignants et des citoyens tout au long de la vie innovera en proposant d’accueillir et de faire fructifier ces pratiques ? Quel projet pour porter et valoriser l’interdisciplinarité en partenariat comme socle fondateur ? Si les initiatives heureuses ne manquent pas (Café Pédagogique), y compris dans les institutions, les centres de recherche (projet PRECIP, COSTECH-UTC), elles se font encore en marge, avec des énergies individuelles, et beaucoup trop souvent contre l’institution qui ne sait pas les reconnaître, les épauler, en favoriser la fédération, le marcottage, l’essaimage.
Redonner au mot savoir son sens premier de saveur est une question d’exigence esthétique et politique. C’est aujourd’hui une urgence. La restauration de la saveur sera le premier pas vers une démocratie renouvelée, car derrière ce qu’on appelle les écritures numériques, avec le code, les machines, opère une certaine manière de faire : une culture singulière.
Singulière, c’est-à-dire porteuse d’une façon inouïe d’envisager nos rapports les uns aux autres, à l’économie, au savoir, à la connaissance, aux arts et aux techniques, à la science, à l’amitié, au collectif, à l’esthétique, au politique (Jacques Rancière) : “L’homme est un animal politique parce qu’il est un animal littéraire qui se laisse détourner de sa destination “naturelle” par le pouvoir des mots.” Avec les écritures numériques en réseaux, est née la conscience d’habiter le même monde, et avec elle, celle de pouvoir créer, partager, coopérer en pleine conscience et en toute liberté (Olivier Blondeau).
Ensemble nous voulons concevoir l’acte d’écrire numérique créativement. Nous refusons les héritages idéologiques pesants qui maintiennent les pratiques d’écritures dans les corsets de l’utilitarisme ou de la spécialisation, mettant dos-à-dos les techniciens et les littéraires. Nous refusons les coupures disciplinaires, les clivages institutionnels, les protectionnismes administratifs, les oppositions stériles. Les arts contre les sciences, les humanités contre les techniques. Nous avons besoin de la liberté de les hybrider car nous sommes devenus des êtres hybrides (Bruno Latour) : arts, sciences, techniques, humanités.
“Être libre et agir ne font qu’un” dit Hanna Arendt. Le réseau des réseaux est libre – du moins y-a-t-il là un combat – et libres sont ses arts et manières de faire. Nous voulons sans entrave et dans le même mouvement :
écrire – penser – coopérer – expérimenter – résister – lire – apprendre – devenir – construire”

 

Ces différents points sont détaillés dans la suite du texte dont la version .pdf est téléchargeable.

 

“Redonner au mot savoir son sens premier de saveur”, quel programme!

 

 

Le déjeuner sur l’herbe

De la littérature à la peinture, mais dans le même esprit, pour finir un cycle annuel (rêves culinaires sur texte littéraire) avant une nouvelle aventure.

Une nouvelle série documentaire sur la chaîne Arte organise la rencontre d’un chef étoilé et d’une œuvre d’art. L’intitulé en est « De l’art et du cochon ». Beau jeu de mot ! L’art d’un côté, le cochon de l’autre ? les deux ensemble ? L’un par l’autre ? Le premier de la série, diffusé le 7 septembre dernier concerne Le déjeuner sur l’herbe de Manet. L’image qu’en donne l’hebdomadaire Télérama dans sa présentation reprend très trivialement la structure de l’œuvre. Le chef reprend au premier degré le pique-nique en proposant une réplique exacte, au moins dans sa forme, du pâté représenté sur le tableau.

Déjeuner« Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… Oh! Dieu!… bien des choses en somme. »

Une approche personnelle du même tableau essayait beaucoup plus modestement de traduire par une recette quelques sentiments qu’il pouvait évoquer. Elle a été publiée en 2008 dans la rubrique « Cuisine des arts » du très éphémère Itinéraire des arts :

Figues

« Au premier degré, le Déjeuner sur l’herbe pourrait évoquer des recettes de pique-nique…

… pourtant, les références qu’il contient et sa sensualité m’orientent plutôt vers un dessert à l’assiette qui rappelle à la fois la symbolique et la structure : des figues rôties au miel, ouvertes, accompagnées d’une glace aux épices sur biscuit à la cardamome et de deux dents de loup.

Glaces aux épices :
préparer une crème anglaise parfumée avec quelques graines d’anis, un bâton de cannelle, un tout petit clou de girofle et une demi gousse de vanille. Laisser refroidir. Rajouter 20 cl de crème fouettée ferme (utiliser une vraie crème liquide entière). Mettre en sorbetière.

Dents de loup :
pour 4 personnes, prévoir un oeuf, 65g de sucre et 50g de farine. Battre ensemble le jaune et le sucre avec une cuillère à café de fleur d’oranger et des graines de cardamome. Rajouter la farine en pluie. Mélanger jusqu’à obtenir une pâte homogène. Battre le blanc très ferme (en bec d’oiseau) et le rajouter très délicatement à la pâte. Disposer sur plaque 4 cercles de 5 cm de diamètre.. Cuire au four à 200°C environ une dizaine de minutes. Le reste de la pâte pourra être cuite sur une plaque à dents de loup.

Préparation finale :
au dernier moment, couper les figues en deux. Les rôtir dans une poêle avec beurre et miel de châtaigner. Lorsqu’elles sont prêtes, dresser les assiettes de la manière suivante : napper l’assiette du jus de cuisson des figues éventuellement détendu à l’eau ; en haut à gauche disposer deux demi figues partie charnue au-dessus; poser de manière harmonieuse un disque de biscuit sur lequel on dresse une boule de glace ; dresser à côté deux dent de loup ; sur la partie libre parsemer un peu de basilic ciselé pour rappeler le vert de l’herbe.

Ingrédients
• crème anglaise
• graines d’anis
• cannelle
• clou de girofle
• gousse de vanille
• crème liquide
• 1 oeuf
• 65g de sucre
• 50g de farine
• fleur d’oranger
• 500g de figues
• basilic
Temps de préparation : 30 mn
Temps de cuisson: 20 mn »

Pierre-Marie Théveniaud

Vive la rentrée ! Des questions ?

Venus des lycées professionnels, les entretiens de rentrée prennent maintenant leur place dans bien d’autres lycées. Accueillir les nouveaux élèves, de classe de seconde ou autres par le moyen d’entretiens individuels peut paraître comme une louable entreprise. On peut légitimement penser que cela introduit un peu d’humanité dans les premiers contacts entre élèves et enseignants. Mais ces « entretiens » sont en fait basés sur des questionnaires aux questions en majorité fermées et qui n’échappent pas à l’ambiance actuelle de déni de la vie privée. Continuer la lecture