Venus des lycées professionnels, les entretiens de rentrée prennent maintenant leur place dans bien d’autres lycées. Accueillir les nouveaux élèves, de classe de seconde ou autres par le moyen d’entretiens individuels peut paraître comme une louable entreprise. On peut légitimement penser que cela introduit un peu d’humanité dans les premiers contacts entre élèves et enseignants. Mais ces « entretiens » sont en fait basés sur des questionnaires aux questions en majorité fermées et qui n’échappent pas à l’ambiance actuelle de déni de la vie privée.
Et des questions, les professeurs chargés d’accueillir ces nouveaux élèves en posent !!! Une trentaine en un quart d’heure !!! Et d’entendre la réponse et de cocher la case correspondante sur le questionnaire ! Un quart d’heure par élève, pas une minute de plus ! De tels questionnaires, aux questions très souvent intrusives, se trouvent aisément sur internet, professeurs et établissements étant très fiers de les proposer. D’autant plus qu’ils investissent également de plus en plus ce qu’on appelle dans l’année l’ « accompagnement personnalisé ». Et là où l’intrusion peut et doit être considérée comme une agression non dénuée de conséquences, elle est de ce fait maintenant couronnée de l’image valorisante de l’accompagnement et de l’intérêt porté à l’élève. On retrouve là un autre élément caricatural de toute la perversité du système actuel. Ces jeunes, directement tutoyés, quel que soit leur âge, du seul fait de leur seul statut d’élève et avant même que ne soit mise en place une relation humaine digne de ce nom, infantilisés et donc soumis, ne peuvent d’autant moins s’y soustraire qu’ils viennent d’un milieu défavorisé. On peut légitimement se poser la question de ce que serait la réaction de parents mieux informés.
Quelques exemples pris dans plusieurs questionnaires différents, les questions se recoupant souvent (cliquer sur les images pour une bonne lisibilité) :
Le cadre familial
En quoi est-il utile pour un enseignant de forcer un nouvel élève à dire qu’il n’a pas d’amis ? En quoi le fait d’avoir une maison avec jardin lui permet de mieux travailler ? En quoi demander à un élève s’il parle avec ses parents permet de savoir quel élève il va être ? Etc.
Plus grave : « 10) Si j’ai de mauvais résultats, je serai sanctionné(e) par ma famille’. Si oui comment ? » Réponse : à coups de ceinture ?
Comment l’élève voit ses difficultés
Comment l’élève peut-il estimer une « compréhension fragile » ? Que veut dire la lenteur ? Dans quel cadre ? Par rapport à quoi ? Comment un élève peut-il l’estimer ? Quelle image a un élève de lui-même qui répond qu’il cumule toutes les difficultés ? Quelles questions se poser en tant qu’institution quand la presque majorité interrogée répond positivement au manque de confiance en soi ?
“Compétences” relationnelles
Quelques très brefs éléments de réflexion : Et si l’élève n’a pas envie de parler ? Que veut dire « suis-je capable de le faire ? ». Et s’il estime légitimement que ses professeurs ou autres ne sont pas capables de l’entendre ? Et s’il estime que, contrairement à l’idéologie ambiante, il a droit à sa pudeur ? A sa vie privée ? Parler de soi à n’importe qui, est-ce une qualité ? …
Le passé
Dans certains questionnaires, l’élève doit même avouer s’il a été sanctionné pour son travail ou pour son comportement. Pour quelle raison et avec quelle fréquence ? Et pourquoi pas s’il a déjà fait de la prison !
Santé et problèmes familiaux
Et, pour finir ces exemples, la question intrusive par excellence, à laquelle l’élève se doit de résister et le professeur de ne pas la poser :
« As-tu des informations personnelles à donner ? (Santé, régime, obligations ?) » ou, dans la même veine, santé et problèmes familiaux. Sans commentaire.
Le vrai problème est donc dans les questions elles-mêmes, qui ressortent donc pour un certain nombre de l’atteinte à la vie privée mais aussi dans les multiples biais qui le rendent de fait inutilisable. Ces questionnaires sont par ailleurs passés par des enseignants non formés, donc incompétents en la matière, non soumis au secret professionnel et qui ne se posent strictement aucune question ni sur ces biais, donc sur la validité et l’utilisation éventuelle des réponses obtenues, ni sur la gravité quant à la nature des informations recueillies. Pourtant certaines ne devraient être que du ressort de personnels qualifiés et soumis, eux, au secret professionnel. D’ailleurs, fut un temps, de tels questionnaires n’auraient pas été pardonnés à une première année post-bac et l’étudiant(e) aurait été sereinement renvoyé(e) à ses chères études !! Ces questionnaires sont pourtant stockés dans l’établissement et, éventuellement, portés à la connaissance de qui le demande.
Les questions en cause ( sur les bons ou mauvais souvenirs d’école, les principales qualités ou défauts -commentées éventuellement par les enseignants-, l’éventuelle solitude , les échecs passés, la lenteur de l’élève, la situation familiale, l’entente et les relations avec les parents etc. et, pour couronner le tout, la situation personnelle et médicale qui ne ressortent que de la fonction du personnel qualifié, infirmière, médecin scolaire ou assistante sociale formés pour cela et tenus, eux, au secret professionnel) permettent toutes les dérives possibles. Certaines sont graves, comme par exemple la mise sur la place publique et sur un questionnaire écrit et stocké de faits de maltraitance avoués par l’élève. Dans un autre cas, tout un chacun peut avoir connaissance que l’élève vit avec son grand-père qu’il appelle papa, que les parents d’un autre se disputent en permanence… Un autre s’avoue hyperactif. Sur quels critères et avec quelle compétence diagnostique ? Pour quelle validité d’interprétation par les enseignants ou l’administration ? Et pourquoi ne pas ajouter en note que tel élève a paru « fourbe » lors de l’entretien? (Oui, cela a réellement été proposé !) Pourquoi alors ne pas souligner cette note en rouge, pour être bien sûr que tout le monde pourra bien la lire, le questionnaire étant stocké ? Voilà ce qui s’appelle aujourd’hui « connaître un élève ».
Se pose donc la question de la légitimité, voire de l’illégalité de ce type de questionnaire, même si certain chef d’établissement a pu un jour affirmer que la CNIL avait donné son accord au questionnaire utilisé, tout en avouant lui avoir rajouté de son seul chef une question portant sur des aspects très personnels. Mais on n’est pas à cela près !
Dans un tel cadre il est bon de rappeler les textes fondateurs (Loi 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée) :
« Article 1er
L’informatique doit être au service de chaque citoyen. Son développement doit s’opérer dans le cadre de la coopération internationale. Elle ne doit porter atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques.
Article 8
I. – Il est interdit de collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ou l’appartenance syndicale des personnes, ou qui sont relatives à la santé ou à la vie sexuelle de celles-ci.
II. – Dans la mesure où la finalité du traitement l’exige pour certaines catégories de données, ne sont pas soumis à l’interdiction prévue au I :..
…6° Les traitements nécessaires aux fins de la médecine préventive, des diagnostics médicaux, de l’administration de soins ou de traitements, ou de la gestion de services de santé et mis en oeuvre par un membre d’une profession de santé, ou par une autre personne à laquelle s’impose en raison de ses fonctions l’obligation de secret professionnel prévue par l’article 226-13 du code pénal ; »
http://www.cnil.fr/documentation/textes-fondateurs/loi78-17/
L’accueil des élèves est très certainement une bonne chose. Un questionnaire basé sur des questions qui concernent strictement la vie scolaire, portant sur les matières, le projet professionnel éventuel, ce que l’élève attend des études qu’il poursuit, la durée de son temps de transport, le ou les sports éventuellement pratiqués etc. pourquoi pas ? A condition qu’aucune question intrusive ne soit posée car on ne maîtrise pas les effets de telles questions. A condition aussi que de tels entretiens, puisqu’ils osent en porter le nom, soient de vrais entretiens. A condition donc que les personnels soient clairement formés Faire passer des entretiens, dans un tel cadre, cela ne s’improvise pas. A condition enfin que les questionnaires soient construits par des personnes compétentes et qu’ils soient donc pertinents et de bonne forme, et qu’ils ne soient pas stockés, ce qui n’est pas le cas actuellement.
L’accueil des élèves prendra alors forme humaine et on échappera à son simulacre.
Le Gypaète barbu