De Ferguson à Toulouse : quand le permis de tuer et la répression se banalisent

<< Alors qu’un jeune garçon, noir, de 12 ans vient d’être abattu par la police de Cleveland, Darren Wilson, le policier qui a tué l’adolescent Michael Brown, déclenchant la première révolte de Ferguson en août dernier, a vu il y a peu les charges portées contre lui abandonnées par le grand jury. « J’ai fait mon travail dans les règles », « J’ai la conscience tranquille » a ainsi pu déclarer Wilson.

Au sortir de ce verdict, des milliers de personnes sont descendues dans la rue pour condamner son caractère ouvertement raciste. La répression policière et militaire lancée contre les manifestations témoigne de l’effondrement des illusions de la « démocratie post-raciale ».

Mais la France n’est pas l’Amérique, la profondeur historique de son sens de la démocratie, dit-on, est sans égale : tout cela est certes fort regrettable, mais bien loin de nous. Et pourtant, après l’assassinat du jeune étudiant écologiste Rémi Fraisse le 25 octobre à Sivens dans le Tarn, le gouvernement français et tous ses relais n’ont cessé d’accumuler les déclarations pour se dédouaner de toute responsabilité dans sa mort.

La classe politique a bien tiqué un peu, mais sans non plus en faire un casus belli. Qui donc, aujourd’hui, a réagi aux déclarations larmoyantes de l’avocat de celui qui a lancé la grenade assassine, selon lesquelles dans cette affaire le gendarme « est dans le même état d’esprit qu’un conducteur qui s’est parfaitement conformé au Code de la route, mais dont le véhicule a heurté mortellement un autre usager qui n’aurait pas respecté une interdiction. Ce qui s’est passé est un accident. Il n’est ni coupable ni responsable, mais il était présent, et c’est sa grenade qui a tué Rémi Fraisse. Il apprend à vivre avec ce drame malgré la pression émotionnelle importante. ».
Pauvre appareil répressif

Les rhétoriques varient, mais le fond est le même : le coupable, c’est la victime. Cette psychologisation n’est que le complément, de la tête du gouvernement à ses préfets et ses magistrats, de la dénégation du fait même des violences policières, respect de « l’ordre républicain » et de « l’Etat de droit » en renfort. Pauvre appareil répressif : va-t-on sérieusement s’arrêter à cela ?

Qu’est donc cette prétendue démocratie à la française qui absout la répression ? Et surtout, qui aujourd’hui ose se lever et défier cette banalisation de fait du permis de tuer ceux qui se révoltent, qui contestent ? Qui pour dénoncer la banalisation de l’interdiction de manifester sa colère, comme à Toulouse, où depuis le meurtre de Sivens quatre manifestations contre les violences policières ont été interdites en novembre, trois d’entre elles violemment atomisées, avec une ribambelle d’interpellations arbitraires puis de condamnations ? Certaines sont même susceptibles d’aller jusqu’à la prison ferme, des peines qui pourraient tomber à la lecture des jugements à Toulouse ce jeudi 4 décembre. Un rassemblement de soutien est d’ailleurs prévu à cette occasion devant le Palais de Justice de Toulouse.

De leur côté, les étudiants mobilisés de l’université du Mirail n’ont pas encore pris le contrôle de leur université, mais leur révolte est profonde et profondément politique. Ils ont compris que la survie exige de défier l’arbitraire sanglant, surtout s’il se pare des atours de la démocratie. Pour l’instant ils se sentent seuls. Même s’ils commencent à occuper leur université et reprennent régulièrement la rue. Faut-il attendre, comme dans le poème de Niemöller souvent attribué à Brecht, que tous se fassent prendre et que l’on néglige de se sentir concerné, et de s’étonner qu’au bout du compte on y passe aussi ?
La lumière dans un océan de défaitisme

A-t-on besoin d’un nouveau Charonne 1962, d’un Ferguson à la française, pour rappeler que lorsqu’un pouvoir prend goût à interdire les manifestations, à justifier l’injustifiable, et à se lancer dans des procès politiques, on touche du doigt cet « Etat d’exception » où tout devient permis ? Avons-nous oublié qu’en 2005, deux jeunes adolescents, innocents mais poursuivis par la police, avaient trouvé la mort électrocutés, point de départ de la grande révolte des banlieues que la gauche dans son ensemble s’était bien gardée de regarder de trop près ?

En 1964, Herbert Marcuse, symbole de l’intellectuel américain tentant de penser à la hauteur de son temps, écrivait dans L’homme unidimensionnel – dont le cinquantenaire est tristement négligé par chez nous – que l’un des espoirs de révolution qui résistait, à côté d’un mouvement ouvrier américain en crise, était les étudiants en révolte. Leur « Grand refus » restait la lumière dans un océan de défaitisme et de repli défensif non seulement des réformistes, mais également de l’extrême-gauche. Mai 68, en France, avait également commencé contre la répression policière, par une révolte étudiante avec laquelle s’était par la suite solidarisé le mouvement ouvrier, ouvrant ainsi la voie à la grève générale la plus importante des luttes de classes en Europe occidentale.

Bien sûr les conditions historiques ne sont pas les mêmes et une telle comparaison n’est pas d’actualité. Mais la défense des libertés démocratiques, le droit de s’exprimer et de manifester, et la condamnation des violences policières ne sont pas négociables. Il est intolérable qu’un manifestant puisse être arrêté et condamné seulement parce qu’il manifeste, mais il est encore plus intolérable que cela se produise sans soulever une indignation massive.

Nous qui signons cette tribune sommes des « intellectuels » selon la formule consacrée. Mais comme Sartre, au temps de la guerre d’Algérie, l’avait rappelé, il n’y a pas les intellectuels, et les masses, il y a des gens qui veulent des choses et se battent pour elles, et ils sont tous égaux. Aujourd’hui l’heure est grave, les droits démocratiques les plus élémentaires sont en péril, et la révolte gronde en toute légitimité. Hier, « tous des juifs allemands », aujourd’hui, « tous participant-e-s à des manifestations interdites ». Justice d’exception, prototype d’Etat d’exception, une nouvelle fois la démocratie du capital entre dans une phase haineuse et tombe le masque. Quiconque ne le regardera pas dans les yeux et ne s’insurgera pas avant qu’il ne soit trop tard, sera nécessairement, à un titre ou un autre, complice.>>

Les signataires de ce texte sont Etienne Balibar (philosophe, professeur émérite à l’université Paris-Ouest), Emmanuel Barot (philosophe, université du Mirail), Sebastien Budgen (éditeur), Judith Butler (philosophe, université de Berkeley, Californie), Vincent Charbonnier (philosophe, IFE-ENS Lyon), Mladen Dolar (philosophe, université de Ljubljana, Slovénie), Bernard Friot (sociologue et économiste, université Paris Ouest-Nanterre), Isabelle Garo (philosophe, enseignante), Eric Hazan (éditeur), Stathis Kouvélakis (philosophe, King’s College, Londres), Frédéric Lordon (économiste, CNRS), Michael Löwy (philosophe, CNRS), István Mészáros (philosophe, université du Sussex, Angleterre), Beatriz Preciado (philosophe, Musée d’art contemporain de Barcelone), Guillaume Sibertin-Blanc (philosophe, université du Mirail), Joan W. Scott (historienne, Institute for Advanced Study, Princeton, New Jersey) et Slavoj Žižek (philosophe, université de Ljubljana, Slovénie).

 

Article paru dans Le Monde le 03.12.2014

 

Michel Deguy : “Ecologiques”

Il y avait Bucoliques, Géorgiques de Virgile. Michel Deguy, poète et philosophe, leur dit adieu avec Ecologiques. Je viens d’en achever la lecture et vous la recommande malgré des passages ardus, Michel Deguy convoque à la table philosophique et poétique de nombreux auteurs qui ne sont pas forcément familiers mais il contient aussi des passages lumineux. Et sans effort où serait le plaisir ? Je ne ferai pas le tour du livre. L’aspect qui m’a le plus frappé concerne le travail sur les mots. Vous me direz pour un poète, c’est normal. Certes. C’est en plus très utile, indispensable même, pour la pensée car le sujet donne matière à embrouilles

Le livre s’ouvre sur un poème à Fukushima qui se conclut comme par une série de mots d’ordre. Il nie une phrase célèbre de Hölderlin ” là où croît le danger croît aussi ce qui sauve ” :


Extrait d’une conversation avec Olivier Apert autour de Ecologiques

Magnitude

Il est plus clair qu’un jour de mars
Que la terre tectonique, la vieille réfractaire
Se rétracte et vomit notre cuisine nucléaire

A l’échelle des magnitudes
La pénultième a frappé
Une fois encore au Soleil levant
Non ! « Là où croît le danger »…
…Ne croît pas ce qui sauve
Mais la perte

Il faut changer
Eole en éolienne
Hélios en panneaux
Et le cœur qui sombre
En cœur de sauveteur nippon

Avec une précision d’orfèvre, Michel Deguy prend grand soin de séparer les mots que le marketing politique et commercial s’emploie à amalgamer et par conséquent à manipuler. Ce faisant Michel Deguy place l’écologie du côté de la poésie et de la philosophie et non de la technoscience.  Les amalgames empêchent de penser.
Quels sont-ils essentiellement ?
Contrairement à ce que ce langage commun suggère les mots de Terre Planète Monde ne sont pas interchangeables.
Et l’écologie n’est pas l’environnement.

L’écologie est le logos de l’oïkos. C’est une pensée, une parole qui traite de l’habitation des hommes. Par l’oïkos, l’écologie a une racine commune avec l’éco-nomie.  Pour Michel Deguy il convient de distinguer entre ce qui en allemand se nomme die Welt, le monde comme domaine de la pensée et die Um-welt, l’environnement des éthologues.

 « Le monde est la transformation de la terre en habitation des humains : « terre des hommes ». C’est la relation entre terre et monde qui importe : l’écoumène. »

 Que la terre puisse devenir inhabitable aux humains, Baudelaire l’avait pressenti.
C’est cela que l’écologie doit penser. Radicalement (= en prenant les choses à la racine), car il n’y a pour Michel Deguy d’écologie que radicale. Alors qu’il y a une multitude de planètes, il n’y a qu’une seule terre qui s’épuise, se consume à force d’être consommée. Michel Deguy a forgé pour cela le terme de géocide. Il est en cours.

 L’écologie est une vision

 « L’écologie est une vision. Non qu’elle “ait des visions”, exaltées ou dépressives, parapsychiques ou spirituelles – mais elle est une claivoyance. Et que voit la vision ? Des voyants. »

Le voyant est cette chose qui s’allume pour donner l’alerte. Il annonce ce qui vient et qu’il faut voir. Fukushima est l’un de ces voyants.

« Leur appréhension, leur vision [= celle des voyants] n’est pas scientifique. Il y aura toujours un Allègre pour en ricaner, faute de preuves (“scientifiques”) du “réchauffement climatique”. L’écologie est affine à ce qu’on appelle la poésie. Elle fait voir. Son sens du monde, le sens de monde pour elle est différent de la “mondialisation”. C’est un autre monde mais précisément c’est notre monde, confié à l’attachement soigneux des humains, à l’art, à la philosophie et à la poésie ; ce monde avec son ici-bas et son là-haut ; pas un Autre. Dans “écologie”, on peut entendre l’étymologie, le colere latin, celui de l’agricole, celui du culte et de la culture que son devenir culturel a entièrement vampirisé dans l’homonymie. Si l’écologie n’entretient pas sa relation avec la poésie et la pensée elle cesse d’être radicale ; elle ne songe qu’à l’environnementalisme ; elle cède et elle cesse »

La réduction de  l’écologie  à l’environnement et de la culture aux affaires culturelles sont pour Michel Deguy « deux infirmités qui s’épaulent ». Il répète que «  l’écologie n’est pas une affaire simple  d’environnement(s) ; triez vos déchets de mieux en mieux, mangez bio…ça ne donnera pas un “autre monde” »

Ecologiques est un mélange de poésie, prose poétique, réflexion philosophique et (vigoureuses) interpellations politiques. Il est constitué de thèmes plusieurs fois repris en variations.

Pour finir, je ne résiste pas au plaisir de donner encore à lire un extrait concernant une virulente critique de la publicité. Il y a sur ce thème plusieurs coups de gueule. J’ai choisi celui qui  rejoint notre propre souci pour l’école.

« La publicité est l’institutrice funeste de l’humanité »

« Contre la publicité, invincible, on ne s’insurgera jamais assez ni assez fort. Mais elle est plus puissante que toute insurrection locale. Cinq ou six fois par heure la chaîne TV somme les humains d’acheter une nouvelle voiture. Et le samedimanche toutes les télés du monde célèbrent l’office de “la formule 1” – cette foire destructrice, obsolète (et au fond ridicule) des moteurs, des pneus, de la vitesse. Très exactement le contraire de ce à quoi le monde doit se préparer. Mais son invincibilité, ou impossibilité d’une économie de consommation croissante sans publicité, présage (sans prophétisme difficile), annonce, la catastrophe: puisque la terre ne pourra pas supporter telle économie.

Contre la pub, il faut partir en expédition, en sédition, en insultes, en éloquence de plaidoyer intelligent, en ironie, en … vain. L’“espace publicitaire” devient coextensif à la surface – terrestre: toute place se fait emplacement, panneau, quadrature de logo(s). Aux stades, aux pelouses, aux façades, au ciel, la bonne nouvelle des marques, des rabais, des soldes (Rimbaud, Illuminations: Solde: “À vendre …”) – la mondialisation recouvre la terre. La publicité est l’institutrice funeste de l’humanité : en tout logement (à loyer modeste ou immodéré) l’enfance, faite pour s’ouvrir au langage, est assignée quatre à cinq heures par jour à l’écran, qui va la rendre invalide, insensible à la différence du faux et du vrai, de l’opinion et de la recherche de vérités; l’assommer de slogans agrammaticaux, d’assertions in-véri­fiables; le priver de l’éducation de la parole. Et, bien entendu, c’est la pub que les petits préfèrent. »

Informations sur le livre paru peu avant la dernière élection présidentielle aux Editions Hermann
L’intégrale de la conversation avec Olivier Apert autour de Ecologiques, le 4 avril à la mairie du IIe arrondissement de Paris se trouve ici.