Les trois forums citoyens prévus et destinés à animer la «concertation citoyenne» de l’après Charlie à Mulhouse se sont tenus. Le premier a eu lieu le 19 février 2015 dans le quartier des Coteaux. J’en ai rendu compte sous la forme d’une note signalant sa forte composante sociale. Chacune des deux autres rencontres avait une autre tonalité, plus «culturelle» dans le quartier de Bourzwiller, plus «intellectuelle» à Brustlein. J’avais signalé suite à l’épisode Nathalie Kosciusko-Morizet les mauvaises conditions de départ pour la crédibilité d’une telle concertation.
J’avais déjà relevé aux Coteaux la faible participation et noté que l’abstention est de règle. Il avait été souligné dans le débat qu’elle correspondait à l’abstention électorale. Elle ne s’est pas démentie. Il ne s’est pas trouvé cinquante personnes pour participer aux trois réunions alors qu’elles étaient 25 000 à la « marche des crayons ». Il s’était alors passé à Mulhouse la même chose qu’ailleurs en France. Et l’on peut suivre le constat de Pierre Rosenvallon : «Nous avons d’abord vu le rassemblement d’une communauté d’effroi et d’interrogations. Les horreurs du monde dont nous entendons tous les jours parler ont soudain fait irruption chez nous, venant de l’intérieur (…)». Il observe que l’union dont tout le monde a parlé lors du 11 janvier n’existait pas : «Loin de manifester une véritable union nationale, cette communauté d’effroi a immédiatement fait apparaître le caractère problématique de cette prétendue unité. Au-delà des manifestations de rejet représentées par les “Je ne suis pas Charlie”, une partie de la population ne s’est pas retrouvée dans ces manifestations. Une partie du pays est restée en retrait» (Pierre Rosenvallon : Une communauté d’effroi ne doit pas conduire à l’illusion de l’unité nationale in Le Monde 11-02-2015. Ajoutons que la multitude des je (suis Charlie) n’en fait pas un nous. Or, les manifestations ont tout de même été vécues comme un moment nostalgique dans la sinistrose ambiante. Elles dénotent une envie d’être ensemble, une aspiration à un nous.
Dans quelle mesure la démarche qui a présidé à l’organisation des forums citoyens à Mulhouse n’était-elle pas faussée au départ ?
Les questions ont été présentées comme s’il y avait d’un côté des représentants du «pacte républicain», que l’on aurait du mal à définir précisément et donc à transmettre, missionnés pour essayer de comprendre pourquoi les 75 000 autres mulhousiens n’étaient pas venus à la manifestation créant ainsi une fausse dichotomie.
En même temps, le fait que la société ne bouge pas d’avantage – elle aurait pu investir les forums, s’emparer de la concertation – témoigne de l’état de léthargie dans laquelle elle se trouve. Or, dès lors que la société ne bouge plus naissent les tentations communautaires. Cet aspect pointe par exemple dans la question suivante : «quand et comment est-on passé des arabes aux musulmans ?» Et à partir de quand ce qui était auparavant considéré comme un racisme anti-arabe a-t-il basculé dans l’islamophobie ?
« Une société dont le sens se perd parce que son action est impossible devient une communauté, et par conséquent se ferme, élabore des stéréotypes ; une société est une communauté en expansion, tandis qu’une communauté est une société devenue statique ; les communautés utilisent une pensée qui procède par inclusions et exclusions, genres et espèces ; une société utilise une pensée analogique [i.e. qui procède par ressemblances, points communs] au sens véritable du terme et ne connaît pas seulement deux valeurs mais une infinité continue de degrés de valeur, depuis le néant jusqu’au parfait, sans qu’il y ait opposition des catégories du bien et du mal, des êtres bons et mauvais ; pour une société, seules les valeurs morales positives existent : le mal est un pur néant, une absence, et non la marque d’une activité volontaire.Le raisonnement de Socrate oudeis ekôn amartanei, selon lequel nul ne fait le mal volontairement, est remarquablement révélateur de ce qu’est la véritable conscience morale de l’individu et d’une société d’individus » (Simondon L’individuation psychique et collective cité par Bernard Stiegler dans La télécratie contre la démocratie Flammarion. Le commentaire entre crochets est du Wagges)
La question beaucoup plus générale que l’on aurait pu et du se poser – elle pointait dans certaines interventions – est celle-ci : d’où vient la désagrégation du corps social, la déstructuration du vivre ensemble ? N’est-elle pas voulue ? En 1987, Margaret Thatcher avec Ronald Reagan fers de lance de la révolution conservatrice, affirmait que « la société n’existe pas. Il y a seulement des hommes, des femmes et des familles ». Il s’en est suivi une concurrence de plus en plus grande entre les individus ainsi qu’entre les territoires, la liquidation du compromis social et des corps intermédiaires au profit d’un capitalisme financiarisé de plus en plus spéculatif et à courte vue.
Nous subissons tous la crise même si certains la supportent plus douloureusement que d’autres. “Il y a ceux, comme cela a été rappelé, qui le 15 du mois ne savent pas comment le mois va finir”. Mais la crise n’est pas seulement sociale. Il n’y a pas d’un côté des personnes qui accumuleraient les problèmes et de l’autre celles qui n’en auraient aucun. Le sentiment de mal-être est partagé.
La recherche collective de solutions alternatives dépasserait tous les clivages notamment confessionnels. Il faut faire revivre l’ensemble de la société, la remettre en mouvement. On ne peut opposer à la tragédie que nous venons de vivre – l’épisode n’est pas clôt – une république immuable à l’imagerie pétrifiée, il faut la réinventer.
On nous parle de futurs conseils citoyens, mais pour quoi faire ? Être citoyen, est-ce que cela consiste à balayer les feuilles mortes des squares du quartier une fois par an ou à procéder à la Réfection du grillage du Gymnase du quartier, ou encore à la Rénovation du parcours Vita comme l’on m’y invite lors des Journées citoyennes ? Rien contre, évidemment, encore que…On concédera qu’être citoyen c’est tout de même un peu autre chose. Être citoyen, c’est faire de la politique, non au sens d’une adhésion à un parti politique – ce n’est qu’une dimension et ils ne sont guère reluisants – mais au sens d’une contribution à la définition de ce qu’est le bien commun, comme le suggère d’ailleurs le slogan :
Livrée à elle même, l’économie que l’on identifie de plus en plus exclusivement au marché ne se préoccupe pas du bien commun mais produit ce que l’on appelle des externalités négatives, des toxiques, de la toxicité, on en a des exemples de plus en plus nombreux mais c’est le cas général. C’est à la politique qu’il appartient d’y porter remède, de définir les externalités positives et d’organiser la cohésion du corps social.
Or les politiques ont déserté la politique ainsi définie. Il faut les obliger à y revenir.
«Quant à nous qui venons aujourd’hui, c’est-à-dire après l’effondrement de cette calamiteuse aventure planétaire néoconservatrice et ultralibérale également appelée ”mondialisation” qui aura planétarisé l’immonde et dont l’idéologie domine encore, et même plus que jamais, la tâche qui s’impose est de reconstruire un savoir-vivre, et avec lui des savoir-faire et des savoirs théoriques – le savoir-vivre contemporain devant être issu, dans nos sociétés, et pour autant qu’elle sont encore policées, de la polis grecque, et constituer en cela la nouvelle forme historique de la citoyenneté»
(Bernard Stiegler : Pharmacologie du Front national Flammarion page 53)
Cela ne pourra à mon avis pas se se faire du moins dans un premier temps dans la verticalité, de bas en haut et encore moins de haut en bas mais devra l’être dans l’horizontalité, entre nous. Mais comment y parvenir ? Dans la verticalité, beaucoup ont déjà donné et pas qu’une fois depuis trente ans. Ils ont fait le constat que cela ne sert à rien.
J’ajoute à ces réflexions quelques autres glanées dans les débats. J’ai été frappé par la difficulté à caractériser les événements tragiques de janvier dernier et à qualifier leurs auteurs. Ce n’est en effet pas aussi simple que cela en a l’air. La débauche d’images et de mots qui nous envahit fait perdre le sens même des mots -sans parler de la syntaxe. «S’il y avait un projet, a dit quelqu’un, ce serait autour de la culture des mots». Bien d’accord. L’un de ces mots plusieurs fois évoqué est celui de laïcité.
Il y a incontestablement – et on sent des hésitations à l’admettre – un gros problème avec la jeunesse et dans la transmission intergénérationnelle des « valeurs » républicaines que nous ne pouvons d’ailleurs pas diffuser en l’état car cela serait une position purement conservatrice vouée à l’échec. Nous sommes en 2015. Avons nous conscience qu’arrivent bientôt au baccalauréat les premières générations nées au 21ème siècle ?
A aucun moment dans les débats la question du numérique, de l’Internet et des réseaux sociaux n’a été évoquée. Or ils sont non pas le bouc émissaire commode que l’on voudrait qu’il soit mais tout à la fois la clé du problème et celle de sa solution. Des étudiants de l’IUT de Mulhouse ont aidé des enfants de maternelle à concevoir quatre robots. Outre la question de savoir si cela est très utile à des enfants de petite section, mais on y va, on aimerait surtout savoir quelle réflexion et quelle culture accompagne de telles initiatives aussi bien du côté de l’IUT que de la maternelle Henri Reber. (Source)
Et pour conclure, j’ai trouvé intéressante l’hypothèse émise que les événements tragiques que nous avons connus soient intervenus dans notre vacuité, dans l’espace laissé vide non seulement de politique mais de spiritualité. Il y a eu un appel à la spiritualité fut-elle agnostique. J’aimerais bien quant à moi étendre cela à ce que Paul Valéry appelait la valeur esprit lorsqu’il s’interrogeait sur la mortalité possible des civilisations, cette valeur esprit que l’on est entrain de transformer en marchandise, il n’y a qu’à voir le nombre d’objets stupides comme des compteurs d’eau que l’on qualifie d’intelligents. Esprit capable tout autant de bêtise et que lutter contre sa propre bêtise, le problème étant que la bêtise devient industrielle.
Les capteurs d’idées nous ont promis de rendre compte du résultat de leurs rencontres, eux non seulement dans les forums mais par une longue série d’autres entretiens individualisés. Nous attendons avec impatience leur compte rendu, premier signe que l’on prendra peut-être la concertation au sérieux.