Image du film "Œil pour œil" de James W Horne avec Laurel, Hardy et James Finlayson. Le plus faible, malmené, s’attaque à encore plus faible que lui.
Les récents évènements de Nice, porteurs de nouveauté quoique affligeante, dans son double aspect de clameur irrationnelle soutenue par les réseaux sociaux méritent que l’on s’y arrête. L’ambition du présent article est d’abord de proposer quelques pistes de réflexions glânées parmi les plus intéressantes.
Procédons d’abord, grâce à un remarquable article de Maître Eolas, à un rappel des faits dans toutes leurs dimensions
« À Nice, un bijoutier de 67 ans a été victime d’un vol à main armée alors qu’il ouvrait sa boutique, vers 9h du matin. Deux individus armés de fusils à pompe l’ont alors contraint à ouvrir son coffre et se préparaient à prendre la fuite sur un scooter (je ne connais pas le déroulé précis des faits mais il semblerait que des coups lui aient été portés). Le bijoutier a alors pris un pistolet automatique de calibre 7,65 mm, est sorti dans la rue et, soit au niveau de sa boutique, soit après avoir couru après les malfaiteurs, les versions divergent, a ouvert le feu à trois reprises, blessant mortellement le passager du scooter. L’autre a réussi à prendre la fuite et au moment où j’écris ces lignes, est toujours recherché, la police ayant probablement déjà une bonne idée de son identité.
L’homme abattu avait 19 ans, et avait déjà été condamné pour des faits de vols, des violences et des infractions routières, d’après Nice Matin citant des sources policières. Il avait une compagne enceinte de ses œuvres.
À la suite de cette affaire, ce bijoutier a été placé en garde à vue pour homicide volontaire, garde à vue qu’il a passé hospitalisé car se plaignant de douleurs suite aux coups reçus. Au terme de cette garde à vue, il a été présenté à un juge d’instruction qui l’a mis en examen pour homicide volontaire, placé sous contrôle judiciaire, c’est-à-dire remis en liberté avec obligation de fixer son domicile à une adresse convenue, située hors du département des Alpes Maritimes et tenue secrète, et placé sous surveillance électronique, c’est à dire qu’il a un bracelet électronique à la cheville qui déclenche une alarme s’il s’éloigne de plus d’une certaine distance d’un boitier électronique relié à une ligne téléphonique. Le contrôle judiciaire a pu prévoir des horaires de sortie, j’ignore si ça a été fait.
Voici l’état des faits qui a provoqué une vague d’indignation, une partie de l’opinion publique ayant la sensation que c’est la victime que l’on poursuit, et approuvant non sans une certaine virulence le geste de ce commerçant. Je passe sur les messages particulièrement haineux qui accompagnent parfois ce soutien, on est en présence d’un emballement classique sur la toile. Il y a un raz-de-marée de commentaires de soutien, donc, noyé dans la masse, on se sent à l’abri et on se désinhibe, et pour se faire remarquer dans la masse, il faut faire pire que le dernier message haineux. Aucun intérêt, on est au niveau de la cour de récré, pour savoir qui a la plus grosse. Je m’adresse dans ce billet à ceux qui ont cliqué de bonne foi mais qui restent sensibles à la raison, pas à ceux qui s’enivrent de violence dans leur condamnation de la violence. »
Suit une analyse juridique tout aussi précise à laquelle je renvoie. A ceux qui restent sensibles à la raison, Maître Eolas rappelle dans son analyse juridique que nous ne reprenons pas ici que le droit de la vengeance privée illimitée a été aboli, ce qui a permis des conséquences jugées par certains néfastes mais que d’autres appellent la civilisation.
Etre victime d’un braquage n’ouvre pas de droit à ouvrir le feu dans la rue
Mais s’agit-il simplement d’un « emballement classique » sur la toile, un jeu de qui a la plus grosse quéquette transposé sur les réseaux sociaux, dans un espace un peu plus amples qu’une cour de récré ? Certes, les partisans du lynchage ont souvent un problème du côté de leur zizi, mais ne risque-t-on pas de passer à côté de phénomènes inédits ?
Une page Facebook “Soutenons ce bijoutier qui ne faisait que son travail” a été ouverte. Elle a rapidement rassemblé 1,5 millions de « likes » au point que l’on a pu penser à une manipulation. S’il elle a eut lieu, il semble cependant que cela soit resté marginal (Voir Arrêt sur image)
Comme le note Olivier Ertzscheid, ce million et demi de “likes” doit être analysé différemment des autres emballements que l’on a pu connaître, « parce qu’il mobilise, toujours sur le mode pulsionnel, une empathie cette fois parfaitement incarnée, faussement engagée, une empathie dans laquelle toute mise à distance symbolique, personnelle, affective ou critique est abolie ».
Il ajoute :
« Dans l’absolu et en général, “liker” une page engendre un coût cognitif nul et explique pour partie que pour peu que l’on ait l’impression même vague, même fuguace, même erronée, de se reconnaître un tant soit peu dans le descriptif de la page, on soit tenté de le faire, a fortiori si cette page nous est signalée par nos amis. Le problème que posent les “like” de soutien au bijoutier de Nice est que, s’ils n’impliquent pas nécessairement que l’ensemble des “likeurs” aient basculé dans un système de valeurs dans lequel faire feu dans le dos d’un homme qui est certes un cambrioleur, certes récidiviste, devient a priori et in fine parfaitement légitime, cette action de “liker” oblige à tout le moins à se poser la question. Car ce que clame la page Facebook de soutien n’est pas simplement l’offuscation des “fans” à l’égard de sa mise en examen, mais bien au-delà la clameur d’un million et demi de personnes pour la loi du Talion. Oeil pour oeil. On tire d’abord, on juge après ».
La télévision dégouline de vulgarité par tous ses pores. Faut-il s’étonner qu’il en aille de même sur ses extensions que sont les réseaux sociaux. Ensemble, télévision et réseaux sociaux, alimentent les pulsions au détriment du recul nécessaire et de la réflexion qui forment la base d’une civilisation. Ils infantilisent et facilitent la lâcheté.
Olivier Ertzscheid :
« Facebook nous ramène en enfance. A l’âge où nos armes sont faites de bois, à l’âge où si on est un gentil, on tue le méchant, de face ou de dos. Je décrivais déjà ce phénomène ainsi : “Le vrai problème c’est que soient mises à disposition d’enfants ces grammaires obsessionnelles du désir, du pulsionnel et de la transaction magique : je veux, j’aime, je possède. Et qu’elles le soient comme l’alpha et l’oméga circonscrivant l’ensemble des activités de publication.” (Source) Facebook fait de nous des enfants, sommés de s’exprimer sur un fait politique avec les instruments et le cadre de raisonnement et de compréhension d’un enfant de 6 ans ou d’un citoyen romain dans l’arène des jeux du cirque. Pouce en haut : t’es un héros. Pouce en bas : PAN ! T’es mort. » (Source)
« Liker » est-ce un geste politique ? Xavier de la Porte le pense :
« En février 2009, la fonction est implémentée sur Facebook et en septembre 2013, en France, à des milliers de kilomètres, nous voici en train de constater que « liker » peut être un geste politique. Quand on y pense, ça n’est pas rien. Ce n’est pas tous les jours que s’inventent des gestes politiques. On connaissait le vote, la pétition, la manifestation, le pamphlet ou encore l’attentat, il faut aujourd’hui compter un nouveau venu : le « like ». Et si « like » nous déstabilise, c’est parce qu’il est nouveau, bien sûr, mais aussi parce qu’il compte en lui des éléments qui nous déstabilisent dans les pratiques numériques en général : il y a le filtre de la technique (cliquer est un geste technique), on a du mal à qualifier la force de l’engagement (comme dans la soi-disant « amitié » qui structure Facebook), le caractère spontané ou réfléchi de l’acte, on évalue mal le degré de réalité de l’opinion ou du geste. Le geste politique que représente le « like » nous trouble car il échappe à nos grilles d’analyse politique. Alors, évidemment ces 1,6 million de « like » disent quelque chose, et sans doute quelque chose d’inquiétant, mais je me méfie de tout ceux qui donnent une interprétation définitive. » (Source)
Bien d’accord pour laisser les choses ouvertes. Surtout à la critique
Le problème est que cliquer sur un bouton « j’aime » de FB n’implique pas le courage physique de participer à un attentat (qui n’est plus politique depuis lontemps, d’ailleurs), l’engagement physique de la participation à une manifestation avec éventuellement perte de salaire en cas de grève, l’apposition d’une signature au bas d’une pétition, surtout quand tout cela est à contrecourant de l’air du temps. L’anonymat et la lâcheté caractérisent plutôt le geste FB. La lâcheté porte le masque de l’apolitisme. Nous sommes dans une sorte de « communisme de l’émotion » comme dirait Paul Virilio. Gageons même que si le geste était considéré comme politique, le nombre de candidat à le faire serait moins nombreux.
Il n’empêche que le geste, s’il n’est pas directement politique, fait sens que cherche à définir André Gunthert :
« Peut-on imaginer expression plus limpide de la désagrégation du lien social que la revendication de se faire justice soi-même – qui est précisément le contraire de la justice? (…) Mais ce que disent les soutiens du bijoutier de Nice est plus brutalement qu’ils ont perdu toute confiance dans le fonctionnement normal des institutions supposées donner sens à la vie démocratique. Il n’est pas certain qu’un appel à la raison suffise à les convaincre de changer d’avis ».
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« A l’ère du démantèlement des systèmes de protection collectifs voulu par la mondialisation, ce qui caractérise aujourd’hui le mieux le ressenti des classes les moins favorisées est le repli sur soi et sur la cellule familiale, comme une réponse pragmatique à la disparition de toute forme d’horizon collectif. Faire justice soi-même, ou plutôt le crier, est-il autre chose qu’adresser à un acteur lointain et indifférent la colère et le ressentiment d’un abandon? »
(…)
« Face à la réalité de la démission des élites, à la perte de confiance des masses, et aux dérèglements qui se manifesteront dès 2014, année électorale, un million et demi de likes n’est qu’un modeste signal et un avertissement sans frais. Nos dirigeants n’ouvriront-ils les yeux que quand il sera trop tard? La leçon est pourtant dès à présent flagrante. Comme l’écrivait le grand historien Eric J. Hobsbawn en conclusion de son magistral Age des extrêmes: La rançon de l’échec, c’est-à-dire du refus de changer la société, ce sont les ténèbres».(Source)
C’est avec une telle chute que les problèmes commencent .« Changer la société », le mot est lâché. C’est là que cela se complique. Pourquoi ne se passe-t-il rien en ce domaine ? Que faire avec toute cette bêtise ? La transformation qu’appelle la guérison des souffrances qui nous affectent tous nécessite de s’attaquer aux véritables causes du malheur, dit Bernard Stiegler. J’en retiendrai par rapport à notre sujet le passage suivant, extrait d’un entretien à propos de son dernier livre Pharmacologie du Front national :
« Tandis que le consumérisme s’effondre, un autre modèle émerge, dont ni la gauche ni la droite ne disent un mot. Le rapport Gallois est à cet égard consternant. Les infrastructures numériques configurent depuis l’avènement du Web un modèle industriel qui ne correspond plus du tout à celui du XXe siècle parce qu’il dépasse l’opposition fonctionnelle entre production et consommation. La gauche n’en dit et n’en fait rien par manque de courage et de confiance dans l’intelligence des gens qui ne demandent qu’à penser et à se retrousser les manches pour fonder un nouveau monde – en particulier la jeunesse. Les gens veulent des concepts politiques porteurs d’une vision, la France veut savoir où elle va, et seul le courage de recommencer à penser et à inventer permettra de répondre à l’angoisse qui fait la fortune de Marine Le Pen. Le nouveau modèle participe à la fois de ce que l’on appelle l’économie des données, la production logicielle libre, la production matérielle décentralisée avec les fab labs, les smart grids en matière énergétique, etc. Ce modèle est «pharmacologique» lui-même : il peut être mis au service des pires politiques commerciales, comme le fait Facebook. Mais il ouvre des perspectives extrêmement prometteuses – pour autant qu’une action publique novatrice en crée les conditions de solvabilité. Cela nécessite de mettre en œuvre une politique du numérique requalifiant de concert et avec les Français toutes les politiques ministérielles et relançant ainsi une véritable stratégie industrielle pour le XXIe siècle (…)» (Source)