La rentrée scolaire se tient sous le signe du terrorisme, qu’on l’estime légitime, nécessaire, carrément populiste, voire délétère, avec comme entrée en matière une grande première : une conférence de presse tenue par la ministre de l’Education Nationale accompagnée du ministre de l’intérieur, à moins que ce ne soit l’inverse, ce qui en dirait long ! “Menace terroriste: la sécurité comme priorité de la rentrée scolaire” peut donc titrer la presse. Cette conférence, du 24 mai propose des mesures déjà connues et publiées depuis quelque temps, dont les patrouilles mobiles, les exercices d’évacuation, de protection anti intrusion, rideaux fermés, élèves sous les tables etc. De quoi bien faire rentrer les élèves dans les bons récits.
Il ne s’agit bien sûr pas d’être dans le déni de l’histoire ou des histoires. Mais répondre aux attentats, et donc protéger, implique aussi d’en avoir l’intelligibilité, de façon à pouvoir nommer, désigner, et mettre en récit. Or, là où il y aurait nécessité de comprendre ce que tout ces événements font en nous, ce qui prime c’est l’affect, et un affect dissocié des réalités. Les différents pseudo récits servent, on l’a vu clairement pour les attentats de Nice, à soutenir les positions électoralistes d’hommes politiques distants du réel plutôt qu’à une analyse de la réalité. L’Education Nationale, en tant qu’institution, n’y échappe malheureusement pas, la conférence de rentrée le montrant bien. Et que dire du “suivi de la radicalisation” là où le phénomèe est loin d’être clair. Mais qu’à cela ne tienne !
Nécessité de savoir de quoi on parle
Il y aurait pourtant nécessité de donner les éléments nécessaires pour ne pas avoir à jouer le jeu de récits imposés politiquement ou socialement, de façon à ce que chacun puisse construire son propre récit là où existe un vide, vide d’idéaux, vide créé par l’hyperconsommation, vide d’avenir, vide existentiel donc, vides que peuvent remplir momentanément des idéaux comme ceux proposés par Daesh.
Il est intéressant d’écouter des historiens comme Patrick Boucheron ou Pierre Rosenvallon. (Cette violence qui nous arrive… Terrorisme, peurs et violence dans l’espace social Centre Pompidou – 3 fev. 2016) même si les extraits ci-dessous ne rapportent pas la totalité de la grande richesse de leur échange.
Patrick Boucheron y souligne très justement la nécessité de prendre du recul, nécessité par ailleurs obligatoirement accompagnée de la crainte que ce recul soit un éloignement. La question est donc de trouver la bonne distance et d’éviter de tomber dans un piège qui pourrait être, par exemple, celui de remonter dans l’histoire jusqu’à un djihadisme de moyen-âge. Et en précisant au préalable que “si vous -les organisateurs de la rencontre- pensez qu’un médiéviste peut être d’une quelconque utilité dans notre situation, c’est pas forcément bon signe … c’est que l’heure est grave.“
Il y aurait aussi lieu de bien nommer et de bien qualifier concrètement ce terrorisme qui fait aujourd’hui la une de cette conférence de rentrée : qui a fait quoi ? dans quel contexte ? Que recouvre, en réalité et hors affectivité populiste, le terme de radicalisation ? Et que veut dire alors (et comment l’assurer ?) un suivi de la radicalisation des élèves ? Là encore un autre extrait, citant Patrick Boucheron, nous porte à réflexion :
Amok et codages du temps
A lire également, pour un peu de recul : D’Orlando à Munich : Amok ou terrorisme ? par Götz Eisenberg, publié le 31 juillet 2016 par Bernard UMBRECHT dans son blog Le SauteRhin : “Une série d’attentats a secoué l’Allemagne aussi. Ces meurtres sont ils motivés par une allégeance à Daesh ou l’organisation terroriste et mafieuse n’est-elle que le masque d’une crise de folie meurtrière appelée course à l’amok ? C’est la question à laquelle Götz Eisenberg veut répondre.”
Théories et ruptures, la question des idéaux et du vide
Plusieurs théories se tiennent tête concernant la radicalisation, mais qui ressortent parfois plus du combat entre frères ennemis spécialistes de la question (radicalisation de l’islamisation contre islamisation de la radicalisation) que d’une réelle volonté analytique, ce qui est tout à fait dommageable. Il n’en reste pas moins que les grandes théories, psychologiques et socioéconomiques, gardent leur pertinence. A cela Pierre Rosenvallon évoque en plus “une conception de ce que voulait dire la terreur comme une espèce d’hygiène radicale, d’hygiène religieuse radicale”, hygiène profondément ancrée dans les textes de Daesh et capable de séduire un certain nombre de jeunes.
Pour Pierre Rosenvallon, “des idéaux fous ne peuvent naitre que dans des endroits où il n’y en a plus assez par certains aspects”. Il n’y a plus de représentation positive de l’avenir de notre monde commun.
On peut effectivement constater comme rupture dernière celle de la notion de progrès scientifique en tant que moyen d’atteindre une société parfaite, le devenir historique ou le ciel promis après les (ou grâce aux) souffrances terrestres lui ayant auparavant cédé la place. Pire, le progrès s’entache actuellement d’effets délétères, voire mortifères (des accidents nucléaires aux perturbateurs endocriniens en passant par les pesticides et autres ondes électromagnétiques, sans compter les scandales liés aux médicaments etc.) là où les nouvelles technologies et le pouvoir biotechnologique (nanotechnologies, biosynthèse, neurosciences, homme augmenté etc.) se cachent, propriété privée, l’effet OGM, entre autres, ayant été bien intégré par l’ensemble des multinationales.
L’enseignement des sciences est, à ce niveau, complètement à côté de la plaque. Le plus caricatural est celui de la biologie, en regard de ce qu’elle représente comme technique de pouvoir dans un nouveau monde déjà bien présent. Cet enseignement est à la fois d’un niveau tel que beaucoup, même titulaires de bac S avec mention, ne comprennent pas réellement, voire pas du tout, ce qu’ils ont appris. Et, bien que la plupart des notions soient répétées du collège (où un certain nombre sont sans doute intellectuellement inabordables) à la terminale, les vrais savoirs ne sont pas acquis. En absence d’histoire des sciences, de récit des sciences, cet enseignement ne donne aucun sens mais permet juste une approche de techniques plus ou moins sophistiquées que les plus rodés au système peuvent utiliser sans les comprendre. Cette incompréhension, déniée ou clairement avouée par les élèves eux-mêmes, renvoie à un sentiment d’un monde bien trop compliqué ou, pour les filières les plus fragiles et les plus défavorisées, à un sentiment de dévalorisation délétère. La biologie actuelle, et le monde économique qui l’utilise, peut donc en toute tranquillité assurer son pouvoir. Là est aussi une des responsabilités de l’institution.
La fille sans qualités
Dans un tel cadre, un roman de l’auteur allemande Juli ZEH, La fille sans qualités, publié chez Actes sud en 2007, nous amène à un autre niveau de réflexion qui échappe au populisme ambiant. Il ne s’agit bien sûr pas de nier la gravité des événements, pas de déni, ni d’en faire une analyse manichéenne. Mais on ne peut éluder la réflexion là où est proposé aux établissements scolaires le suivi des élèves “radicalisés”, quand à la signification de ce terme, notamment dans le cadre de l’institution.
La fille sans qualités se place dans la continuité des attentats d’Erfurt ou de Madrid et dans la référence permanente à “L’homme sans qualités” de Robert Musil. (Pour la série des attentats en milieu scolaire voir ici). L’histoire se passe dans un lycée de la dernière chance. Parmi les principaux personnages : Alev, élève pervers et manipulateur, Ada, se proclamant arrière petite fille des nihilistes et fille sans qualités malgré une grande intelligence, Smutek, professeur entrant pour différentes raisons dans le jeu pervers de ces deux élèves, Höfi, autre professeur. L’histoire, les histoires, amène(nt) à une situation de grande violence qui se termine notamment devant les tribunaux. Tout au long de ce roman de 466 pages, des petites touches qui portent en fait à réflexion sans, justement, analyse vraiment constituée ou volonté de démonstration ; une approche impressionniste que peuvent évoquer quelques extraits (pour d’autres, dont les fantasmes de tueries qui renvoient indirectement à Daesh, voir ici) :
“Hôfi enterra la hache de guerre sous un rire sincère, tout en étendant ses bras semblables à des ailes.
— On ne peu pas discuter avec vous, s’exclama-t-il, vous êtes terriblement démodés. Bande de nihilistes !
— C’est pire, lança Alev, soudain sérieux, depuis l’angle opposé de la pièce. Les nihilistes, eux, croyaient au moins en l’existence d’une chose à laquelle ils pouvaient ne pas croire.
— Nous, enchaîna Ada, nous sommes les arrière-petits-enfants des nihilistes.” p. 261
“Elle comprenait tout doucement les raisons qui avaient poussé Alev à venir justement ici avec tout son matériel photographique pour le cacher sur internet. Il le mettait au service d’une obsession actuelle et était en train de se servir de la peur générale pour la faire marcher dans ses propres rangs.” p.285, souligné par nous. (Dans la salle informatique, Alev planque les photos compromettantes qu’il a prises dans un dossier sur le réseau du lycée)
“Alev était un de ces dyslexiques suscités par la mondialisation, qui ont appris cinq langues depuis leur plus tendre enfance, mais aucune correctement. En lisant ses devoirs, Smutek imaginait un boxeur catégorie poids lourds incapable de soulever le moindre caillou. Les généreux frais d’inscription réglés au lycée Ernst Bloch aidaient à fermer les yeux sur ces difficultés dont l’élève n’est nullement responsable.” p.290
(A noter que, dans un certain nombre d’établissements, les diverses motivations ne sont en fait pas plus glorieuses que les motivations financières ici citées.)
Il y a longtemps que notre institution ne prend plus soin de ses élèves. C’est donc à chacun, notamment à chaque jeune enseignant néoformaté, d’oser sa propre pensée, de ne pas participer au injonctions institutionnelles et de refuser les discours populistes. C’est dans l’histoire, dans la littérature, dans l’enseignement des sciences, comme dans les autres disciplines ou les enseignements interdisciplinaires, qu’il est possible de donner à chacun les moyens intellectuels et affectifs de construire son propre récit dans le récit collectif. “Il n’y a pas de terreau sociologique (note : à la radicalisation) mais tout un ensemble de la réalisation de soi, de la réalité à se faire” (Pierre Rosanvallon) Dans cette lignée, on pourrait penser que le rôle de l’Education Nationale serait de donner aux jeunes les moyens d’être des personnes de qualité et non pas des sujets au vide, voire des sujets du vide.
Le Gypaète barbu
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