et une recette de boeuf financière
Dans « L’excellence de nos aînés » d’Ivy Compton-Burnett, il est question d’héritage, comme dans d’autres de ses romans. Deux branches d’une même famille, les Donne et les Calderon deviennent voisins peu avant le décès d’une vieille tante commune. Le roman, entièrement dialogué, nous fait pénétrer, et parfois nous perdre, au milieu de tous les discours et, de manière insidieuse et progressive, de toutes les tensions sous jacentes dans cet imbroglio de frères, sœurs, tantes, grand-tantes, oncles, sur plusieurs générations. Lorsque la vieille tante Sukey meurt, il est alors question d’héritage ; les tensions apparaissent au grand jour et les diverses hypocrisies de tomber.
« – Ce n’est pas de notre faute si tante Sukey est morte, et si les gens ont manqué à leurs devoirs envers elle, dit Julius, l’air sombre, tandis qu’ils quittaient leur mère. Les enfants ne devraient pas servir d’exutoire aux sentiments de culpabilité des grandes personnes. Qu’avons-nous à voir avec leurs remords ? Pour elles, c’est justice, elles paient leurs actes1.
Jessica, entendant le rire de Dora, supposa que l’humeur enfantine avait prévalu. Elle ne semblait guère avoir soulagé sa conscience de la façon suggérée par son fils. Elle avait l’air tourmentée, éperdue, comme si sa charge s’alourdissait d’un nouveau fardeau. Lorsque Thomas et les aînés de ses enfants s’approchèrent, elle parut à peine les voir.
– Nous sommes porteurs d’une bien mauvaise nouvelle qui risque de porter gravement atteinte à la mémoire de tante Sukey, déclara Terence. Elle ne nous imposera pas ses volontés après sa mort, ainsi qu’elle le faisait de son vivant. Nous aurons notre liberté, mais nous en paierons le prix.
– Que se passe-t-il ? demanda sa mère.
– Je suis incapable de vous l’annoncer.
– Est-il absolument nécessaire d’en parler dès à présent ? soupira Tullia. Nous pourrions au moins attendre une heure avant de nous livrer à nos calculs matériels. La mort de quelqu’un devrait signifier davantage qu’un héritage.
– Mais ne devrait pas signifier moins, dit Terence.
– Qu’y a-t-il ? demanda Jessica.
– Tout savoir, c’est tout pardonner, lui dit son fils.
Mais je ne suis pas encore disposé à ce que vous pardonniez déjà à tante Sukey.
– Faut-il vraiment en discuter ? persévéra Tullia. C’est une chose qu’il est inutile d’exprimer par des mots.
– Cela tombe bien, dit Thomas, l’air sombre, puisqu’il semble que nous en soyons incapables.
– J’ai hâte d’en débattre avec vous, s’impatienta Terence, mais je ne vais quand même pas être le premier à le formuler.
– Sukey aurait-elle légué tout son argent à Anna ? demanda Jessica.
Le silence se fit.
1. «Pour nous, c’est justice, nous payons nos actes; mais lui n’a rien fait de mal » (Évangile selon saint Luc, 23, 41, Bible de Jérusalem). »
Les questions d’argent rejaillissent, bien évidemment, là où il n’était pas de bon ton de les aborder, mais au-delà, c’est bien la place de chacun dans la famille dont il est question.
« – Voyons, honnêtement, tante Jessica, avez-vous déjà renoncé à ce qu’on vous a légué par testament ? Je suppose que vous avez hérité de votre part de l’argent de vos parents ; j’en suis même certaine, puisque Père a reçu la sienne. Avez-vous envisagé d’y renoncer au profit de quelqu’un d’autre ? Si oui, l’avez-vous fait ? Je reconnais que je l’ai envisagé ; je crois même en avoir parlé ; mais ces impulsions se dissipent ; à quoi bon le nier ? C’est ce qui s’est passé pour moi, comme, je le suppose, pour vous. Il nous en reste le sentiment que si nous ne prenons pas en considération notre dû, personne d’autre ne le fera à notre place. Plus nous écoutons les autres, plus nous nous rendons compte que nous ne dépendons que de nous-mêmes. Si l’on pense que l’argent légué à quelqu’un d’autre doit nous revenir, il doit être tout naturel de le penser quand c’est à nous qu’on le lègue. Sincèrement, je crois que je préfère être dans ma position plutôt que dans la vôtre.
Tullia soupira et arqua les sourcils en désespoir de cause.
– En un sens, je n’ai pas d’opinion, déclara Jessica d’une voix posée. Quant à mon argent, il m’a été légué selon le principe de la filiation légitime. Il ne s’agissait pas d’un cas de méprise ou d’impulsion morbide.
– Qui nous dit qu’il s’agisse de cela ? Qui peut prétendre le savoir ? Je commence à penser que tout ce qui touche à l’argent, les testaments comme le reste, est si mûrement réfléchi, les gens le tournant et le retournant tellement dans leur esprit, que l’idée de précipitation ou d’impulsion est à exclure. Il doit falloir accepter que c’est la décision irrévocable de la personne. Personnellement, j’en suis arrivée à cette conclusion.
– Qu’en pensez-vous, Claribel ? demanda Thomas.
– Oh, moi, j’ai le sentiment d’être très éloignée de ces préoccupations, de purement et simplement flotter au-dessus de tout cela dans une sphère qui m’est propre, et qui est trop éthérée pour vous complaire ou pour vous servir. Elle m’a tout bonnement été refusée, la qualité qui commande à la répartition des biens matériels. Je suis au-dessus de ça, ou au-dessous, comme vous voudrez. »
La recette : boeuf braisé financière
Les questions d’héritage se jouent souvent très tôt, bien avant même les décès des uns et des autres. Là se joue l’appartenance à une famille, que l’héritage soit volontairement transmis, ou pris (volé ?) de manière plus ou moins inconsciente. A chacun sa place, qu’elle se transmette ou qu’elle se prenne. La cuisine, autrefois lieu des femmes, en tant que lieu de nourrissement, est lieu hautement symbolique dans ce cadre.
Le boeuf braisé financière est ainsi l’un de ces plats qui restent dans une légende familiale, en plus d’une connotation régionale et au-delà du fait qu’il marque une époque donnée.
Ingrédients pour 4 personnes :
Boeuf : 1kg200 de rond de veine en un seul morceau
Une trentaine d’olives vertes
500 g de champignons de Paris
20 quenelles d’office
3 ou 4 œufs suivant la grosseur
Un verre de bon madère (éviter les fiasques proposées en grande distribution dans les rayons d’aide culinaire).
Inutile de rappeler que la qualité du plat final dépend de la qualité des produits employés.
Préparation des quenelles (la veille) :
Dans une casserole mettre 250ml d’eau, 50g de beurre et une pincée de sel. Amener à ébullition. Retirer du feu et ajouter la farine en pluie. Mélanger et dessécher à feu vif (la pâte doit bien se décoller de la paroi de la casserole). Verser dans un cul de poule et ajouter les œufs (battus en omelette) un à un. Faire bouillir une grande casserole d’eau. Mettre en forme les quenelles sur le plan de travail fariné. Les jeter par petites quantités dans l’eau bouillante (mais pas à gros bouillons). Les retirer lorsqu’elles sont remontées à la surface. Les déposer sur un plateau. Réserver au frais pour le lendemain.
Braisage du boeuf :
Faire fondre du gras de veau dans une marmite en fonte (ou utiliser de l’huile d’olive). Faire revenir la pièce de viande sur tous les côtés. Sortir la pièce. Déglacer avec un bon verre de madère. Saler et poivrer. Laisser cuire assez doucement deux petites heures. Vérifier régulièrement le fond de braisage et rajouter de l’eau si nécessaire. Au bout d’une heure rajouter les olives. Une demi-heure avant la fin de la cuisson rajouter les champignons et, enfin, un quart d’heure avant la fin les quenelles.
Dressage :
La présentation se fait traditionnellement sur plat et non sur assiette.
Ce plat est encore meilleur réchauffé et la viande, consommée froide le lendemain, est aussi excellente, exaltant les arômes du madère (si celui-ci a été bien choisi). D’où l’intérêt de prévoir de bonnes quantités au départ.
Pierre-Marie Théveniaud