et une recette d’épaule d’agneau à la broche parfumée aux herbes de montagne.
Qui a partagé le mouton sur le plateau du Contadour quelques décennies avant qu’on y rencontre cars de touristes et randonnées organisées, ne pourra que retrouver, même enfouies dans sa mémoire, toutes les fortes sensations que nous fait vivre Giono de Regain à Que ma joie demeure. Il pouvait alors sembler que rien n’avait changé depuis l’époque où, de 1935 à 1939, s’y tenaient autour de lui ces réunions d’esprits libres.
Dans Regain comme dans Que ma joie demeure, l’action se situe donc sur le plateau du Contadour, au nord de Banon. Giono lui-même situait le village imaginaire d’Aubignane de Regain comme étant inspiré par Redortiers. Et le plateau de Grémone de Que ma joie demeure est bel et bien celui du Contadour, même s’il rend aussi compte des autres plateaux de Haute Provence.
« Quand le courrier de Banon passe à Vachères, c’est toujours dans les midi.
On a beau partir plus tard de Manosque les jours où les pratiques font passer l’heure, quand on arrive à Vachères, c’est toujours midi.
Réglé comme une horloge.
C’est embêtant, au fond, d’être là au même moment tous les jours. »
J.Giono- Regain
C’est ainsi que commence Regain, qui nous emmène de la terre habitée à l’autre monde, celui du plateau :
« Et, tout d’un coup, on se dégage de cette mer de genévriers. Dès l’orée du bois c’est la grande solitude de l’herbe. Un nuage s’est posé sur l’herbe, là-bas, au fond. Il monte. On commence à voir un petit liséré de ciel entre l’herbe et lui. Et comme ça tout bas qu’il est, il avance. À dix mètres là-haut il passe, insensible et puissant.
L’ombre marche sur la terre comme une bête ; l’herbe s’aplatit, les sablonnières fument. L’ombre marche sur des pattes souples comme une bête. La voilà froide et lourde sur les épaules. Pas de bruit. Elle va son voyage. Elle passe. Voilà. …
…Ils sont assis dans l’herbe haute. Le vent prend son élan et les saute. Ils sont au calme. C’est bon. Sur ce plateau si plat, si large, si bien tendu au soleil et le vent on n’est à son aise qu’assis. La chaleur de la terre monte dans les reins; les herbes sont là tout autour comme une peau de mouton qui tient chaud et qui cache. Quand on marche c’est le contraire : on a l’air d’être nu, tout faible ; sur cette grande étendue plate il semble que partout des yeux vous regardent, des choses vous guettent. Là, on est à son aise. On peut penser à autre chose ; on n’est pas toujours obligé de penser à cette terre plate et au vent qui s’y aiguise dessus….
…Sur le plateau, on n’y va pas souvent et jamais volontiers. C’est une étendue toute plate à perte de vue. C’est de l’herbe, et de l’herbe, et de l’herbe, sans un arbre. C’est plat. Quand on est debout là-dessus et qu’on marche, on est seul à dépasser les herbes. Ça fait une drôle d’impression. Il semble qu’on est toujours désigné pour quelque chose. Ça commence aux dernières maisons du haut d’Aubignane et ça s’en va. En réalité, ça s’en va jusqu’à Blaine, à quarante-deux kilomètres en tirant droit mais on n’est pas forcé de le savoir et, ce que ça montre d’habitude, ça n’indique pas que ça s’en aille vers une chose humaine. Ça montre au loin, là-bas, une barrière grise faite de la poussière qui marche devant le vent.
Il n’y a rien sur le plateau : le vent seul… Et comme vent, celui qui s’est annoncé la nuit passée : ce vent-chèvre, le printemps. Le voilà là-bas avec sa poussière ; le voilà ici maintenant ; le voilà là-bas, sur l’herbe ; il est partout. »
J.Giono- Regain
Regain conte comment la vie peut-être redonnée au monde, ici au village déserté sur ce plateau devenu inhospitalier ; et cela passe par les femmes, depuis la Mamèche qui, avant de disparaître, rabat, il n’y a pas d’autre terme, une jeune femme vers Panturle, le seul homme à résister encore, jusqu’à cette femme-là, Arsule, par qui passera le nouveau souffle de vie. Le blé sera de nouveau semé, le meilleur parce que pur et détaché du commercial, redevenu humain en quelque sorte, et permettant la régénération de la terre comme celle de l’homme avec la reprise du cycle des générations.
« Que ma joie demeure ». Le titre est explicite. Il ne s’agit plus de renaître à la vie et à la joie mais de garder cette joie. On retrouve cette pleine humanité de Regain dans le partage dont rend symboliquement compte la longue description du repas auquel tous participent.
« – Oh! dit Bobi, qui commença à manger, cette fricassée!…»
Elle était bonne. Jacquou séchait son assiette à grandes torchées de pain, puis il ouvrait sa bouche – on ne pouvait pas imaginer une plus grande bouche – on voyait un trou sans dents. Il fourrait son pain là-dedans, il fermait la bouche. Alors il regardait tout le monde avec ses petits yeux de rat. On sentait qu’il avait envie de parler mais il ne pouvait pas avec sa bouche pleine. Il disait: hou, hou, il montrait le plat, son assiette, sa bouche, son ventre.
«Oh! toi, dit Barbe, pourvu que tu manges!»
Mais elle mangeait aussi et, seulement, quand il y avait de petits os elle recrachait sa bouchée dans sa main, elle triait les os et elle renfournait le reste. Mais elle pouvait parler en mangeant. Elle ne s’en faisait pas faute.
«Mais comment faites-vous? lui dit Carle.
– Pour quoi faire?
– Pour manger et parler en même temps?
– Je ne sais pas.»
Carle rongeait une carcasse de poule. Il lançait sa langue là-dedans le plus loin qu’il pouvait pour lécher l’envers des os.
«Vous ne devez rien goûter.
– Je goûte tout», dit-elle.
Ils faisaient tous beaucoup de bruit avec leurs coudes, avec les couteaux et les fourchettes, avec leurs pieds sous la table, avec leurs bouches en mangeant. Ils s’appelaient aussi, les uns les autres.
«O carle!
– O Randoulet!»
Et Randoulet se tapotait sur le ventre du bout des doigts pour dire: je mange. Et il mangeait.
Marthe avait apporté la fricassée puis elle était restée debout à côté de sa place. Elle avait regardé les uns et les autres pour guetter leur premier mouvement après la première bouchée. Ça avait été de se dépêcher vers l’assiette, puis vers le plat. Donc, c’était bon. Jourdan suçait ses doigts.
«Femmes, dit-elle, vous voyez!»
Joséphine lui fit signe de la main pour lui répondre: oui, je vois, ils l’aiment tous, on a bien travaillé. »
J.Giono- Que ma joie demeure
Dans « Que ma joie demeure » il n’est pas seulement question de partage mais aussi d’inutilité, de garder de l’inutilité pour la seule beauté des choses. La question de l’humanité, malgré le final du roman qui montre la fragilité de cette utopie finalement très anarchiste, est au centre de ces oeuvres et explicitée dans « Les vraies richesses », écrit à la suite. Il y est question d’une opposition humaniste à une approche économique qui était celle des années 1935, sur fond de crise boursière et de destruction de milliers de tonnes de blé, ce qui ne peut qu’entrer en résonance avec notre époque où le financier a pris le pas sur l’humain et où la terre elle-même va mal.
Qui a, au Contadour, « reconnu la nuit au goût de l’air dans son nez » ne peut que garder ce parfum en lui toute sa vie.
Recette : Epaule d’agneau à la broche parfumée aux herbes de montagne.
Dans « Que ma joie demeure » chevreau et lièvre sont cuits à la broche, au grand feu. Il y est question d’une herbe, la solognette qui donne « une odeur très spéciale et seulement supportable quand elle est en touffe, au milieu d’un ciel sans borne, bien ventée sur le sommet des montagnes. C’est l’herbe au sang, c’est l’herbe au feu, c’est l’herbe aux amours de grands muscles. »
Impossible d’identifier la solognette. Certains ont pourtant écrit leur thèse sur le sujet. Impossible donc de la reprendre dans une recette. Bourrache et sauge feront l’affaire pour essayer d’évoquer cette odeur un peu sauvage.
Epaule d’agneau à la broche
La veille, prendre un épaule entière (entre 1kg600 et 2kg). L’enduire d’huile d’olive sur toute les faces et la recouvrir d’un mélange de sauge ciselée et de bourrache. Bien masser pour que les odeurs pénètrent bien la chair. Laisser une journée au frais, enveloppée d’un film alimentaire, ou au moins une nuit.
Le lendemain embrocher l’épaule et la cuire 50 mn à 1 heure au four (ou mieux sur de vraies braises si possible). Arroser très régulièrement.
Légumes d’accompagnement : pommes de terre au thym citron, épinards, carottes et navets « nature »
L’accompagnement se fera avec les légumes simples dont il est fait état dans Regain, rappelant la soupe d’Arsule : épinards, carottes, navets, pommes de terre.
Bien laver les épinards et les cuire rapidement à l’eau bouillante (les feuilles doivent rester entières). Egoutter et refroidir rapidement pour garder la couleur verte. Les garder nature et juste les réchauffer rapidement au moment de servir.
Cuire de petites pommes de terre à chair ferme à l’eau bouillante, eau dans laquelle on aura jeté quelques branches de thym citron. Cuire ensemble à l’eau de petits navets nouveaux et carottes nouvelles (ne pas pousser la cuisson).
Sauce d’accompagnement :
bien mélanger deux cuillerées de jus de viande, trois cuillerées de jus de cuisson des pommes de terre (décoction de thym citron) et trois cuillerées d’eau de cuisson des carottes et navets.
Dressage sur assiette :
Disposer trois tranches d’agneau. Déposer deux pommes de terre sur un lit d’épinards. Disposer deux carottes et deux navets. Décorer avec une fleur de thym citron.
Servir en saucière ou, mieux, en petites coupes individuelles, le jus d’accompagnement.
Pierre-Marie Théveniaud