Ecole : performance et contre performance organisée

« … l’histoire scolaire de l’élève « défavorisé » peut se lire comme celle d’une accumulation de « retards » et autres « lacunes »le conduisant progressivement vers son inévitable destin devenu fatalité, celui de la classe d’où il vient. » Angélique del Rey – A l’école des compétences ; de l’éducation à la fabrique de l’élève performant – Ed. La Découverte / Poche 2013. (A lire !)

A l’heure où on commence vraiment, dans des cadres cependant encore trop restreints, à parler de stress scolaire et de souffrance où les évaluations internationales ne cessent de souligner la baisse de performance du système scolaire français, il semble bon de s’interroger sur cette notion de performance qui envahit le système. Le documentaire récemment diffusé par Arte et s’intitulant « Stress scolaire : l’obsession de l’excellence », s’il est d’un intérêt certain, n’aborde que la question de la performance et du stress qu’elle engendre mais, malheureusement pas encore, comment l’école produit dans d’autres cadres, dans d’autres établissements, de la contre-performance, grâce à des pratiques souvent discutées mais jamais remises en cause dans leur réalité.

Les inégalités profondes qui en résultent tendent à ce qui est pourtant accepté comme un lieu commun : la fabrication, dans le stress, d’une élite dite performante d’un côté et, par ailleurs, la fabrication d’une masse de consommateurs non-pensant, « ressources » humaines (à l’instar de la viande devenue « minerai » ?) pour une économie qui a depuis complètement envahi le système.

L’approche par compétences

L’approche par compétences n’en est pas le moindre avatar, qui est calquée sur des modèles anglo-saxons ou celui de l’entreprise, à tous les niveaux du système, même et surtout à celui des évaluations internationales. Ces modèles ne sont pratiquement aucunement remis en cause ni dans l’institution ni, à part quelques voix,  dans l’ensemble de la société. Les fondements de telles évaluations, malgré les dégâts qu’ils peuvent causer, sont admis comme évidences tant ce modèle économique et néolibéral s’est imposé aux dépens de tout autre modèle.

Dans l’ouvrage cité plus haut, Angélique del Rey reprend cette anecdote qui pourrait paraître caricaturale mais qui est en fait pratiquement une règle qui s’applique jusqu’aux corrections de baccalauréat : « Dans l’évaluation des compétences-français pour les petits sixièmes , celui qui avait utilisé les cinq mots dans un récit incohérent avait comme résultat « compétences acquises » alors que celui qui avait utilisé quatre mots dans  un récit sensé n’avait pas acquis la compétence. »

Il est d’ailleurs intéressant de comparer les usines à gaz du livret de compétences de fin de collège à la réalité de ce que beaucoup d’enseignants vivent en classe de terminale. Dans certains jurys de bac les examinateurs peuvent constater une absence totale de maîtrise de notions simples comme temps et durée – pour 95% des candidats et parfois 100% dans certaines classes de terminale – donc de leurs unités (volumes exprimés en seconde par exemple pour les meilleurs). On peut dans le même ordre d’idée comparer ce que peut écrire une élève de terminale tout en obtenant des notes tout-à-fait honorables à son bac de français : « artrose : pathologie qui se passe dans les artères, consiste à boucher le toyau avec des lipides est empêcher (ou défavoriser) la circulation ». L’exemple est caricatural ? Que nenni ! On trouve de telles phrases dans la presque majorité des copies. Mais peut-être pas dans le collège parisien qui a fait l’objet du documentaire sur le stress scolaire cité plus haut. Et pourtant la souffrance, pour ces jeunes, est peut-être pire. En tout cas elle est d’un tout autre ordre. Comment ne pas penser à cette élève qui donne une réponse fausse et la justifie ainsi :  je savais la réponse, mais comme je la pensais, obligatoirement elle devait être fausse, donc j’ai écris l’inverse ! Quelle dramatique considération de soi ! Et le cas est loin d’être unique.

L’Ecole n’est plus au service de l’homme, mais au service de l’économie.

L’Ecole n’est plus au service de l’homme, mais au service de l’économie. Elle est ainsi appelée à former des gagnants et des perdants, dans sa nouvelle fonction qui est de préparer les jeunes à la vie professionnelle, fonction que Luc Châtel, ancien ministre de l’Education Nationale a clamé clairement en son temps. Mais il n’est pas le seul. Et l’inquiétude des parents est bien compréhensible, dans un monde  où « l’utilitarisme est présenté comme la seule idéologie capable d’affronter « l’état d’urgence » dans lequel la crise nous a installés. Il prétend constituer un monde transparent où nous pouvons sans cesse juger chaque être humain en fonction de critères clairs, précis et univoques : les critères quantitatifs » (Miguel Benasayag et Gérard Schmit – Les passions tristes – souffrance psychique et crise sociale -Ed. La Découverte).

C’est ainsi qu’à l’Education Nationale la priorité est donnée à la note, même si elle n’a aucun sens réel, les critères de notation n’étant jamais analysés et ni pensés ni vécus comme relatifs. Le malheur est que la grande majorité des élèves ne s’attachent même plus au contenu de ce qu’ils produisent mais uniquement à cette note magique dont ils sont légitimement persuadés que leur cursus scolaire en dépend en totalité.

Que l’éducation soit devenue une marchandise est un fait maintenant reconnu par beaucoup. Et les élèves en sont les premiers convaincus qui fonctionnent souvent comme des consommateurs d’école, celle-ci ayant l’obligation d’en faire des futurs adultes performants, aptes à s’intégrer dans notre société. Ce qui l’est beaucoup moins est de penser qu’ils sont eux-mêmes considérés comme marchandise, du fait de cette approche purement quantitative et conforme à un seul modèle qui a comme fondement une évaluation normalisée, notamment par compétences, à laquelle l’’élève doit se conformer et à travers laquelle il n’existe plus en tant que sujet mais en tant qu’objet de cette évaluation, vide de sa propre personne.

La question des références

La question, jamais abordée dans l’institution, est celle de la validité des références (validité des critères de notation, validité des programmes et de leurs contenus, validité des critères d’orientation, etc. (« un fonctionnaire ça obéit ou ça va vendre des carottes !»). Or un enseignant ne devrait jamais être un OS (ouvrier spécialisé) de l’enseignement. Il devrait refuser d’être pris dans le même système de performance qu’il applique, du coup, à ses élèves. La question « performance par rapport à quoi ? » doit être posée. C’est ce qu’à fait Miguel Benasayag lors d’une récente rencontre sur le thème « performance et addiction » organisée le 13 septembre dernier par l’association Vivagora.(extrait ci-dessous).

Par ailleurs se pose la question également de l’évaluation des attitudes, qui prend une part de plus en plus importante. C’est ainsi que le décret du 11 juillet 2006 (code de l’éducation, article D122-1) définit chaque grande compétence du socle comme une combinaison de connaissances fondamentales pour notre temps, de capacités à les mettre en œuvre dans des situations variées mais aussi d’attitudes indispensables tout au long de la vie, comme l’ouverture aux autres, le goût pour la recherche de la vérité, le respect de soi et d’autrui, la curiosité et la créativité. Mais sur quelles références ?

On voit bien là comment l’institution a comme objectif de normaliser, de faire rentrer les élèves dans des cadres, dans des moules préétablis, aux dépens des personnalités. Qui suis-je en tant qu’élève ? Personne ! On retrouve là les exosquelettes et endosquelettes évoqués par Miguel Benasayag dans les extraits vidéos cités ; exosquelettes (moules) dont la mise en œuvre est actuellement confiée au départ à l’Education Nationale, endosquelettes (structure personnelle) dont elle assure aussi la destruction active pour une part de la population, nature et contenus des programmes, méthodes pédagogiques et évaluations aidant.

Les solutions

Les solutions passent par une action de réinsertion des élèves dans leur histoire individuelle et dans leur environnement. Ce qui ne veut pas dire de partir démagogiquement de leur quotidien sans leur donner les moyens de se construire grâce à de véritables savoirs. Bien au contraire. Le métier d’enseignant est fondamentalement un métier de soin. Il serait (ce qui n’est justement plus le cas à l’heure actuelle) de permettre à chacun de « trouver son propre chemin » (M. Benasayag), donc de reconsidérer l’élève en tant que sujet, que personne. Cela demande aux enseignants de résister, c’est-à-dire de mettre en oeuvre d’autres pratiques que celles qu’on leur impose, ce que leur permet (encore ?) leur champ d’action actuel qu’il faut donc impérativement conserver. (Non un fonctionnaire n’obéit pas dans n’importe quel contexte !)

Permettre à l’enfant et au jeune de « construire son endosquelette », c’est-à-dire sa propre personne, implique de ne plus soumettre l’enfant à un système de performance et de compétition qui n’a finalement, en lui-même, aucun sens, sinon celui d’être délétère, voire réellement mortifère. Cela implique une révision totale du système. On peut, comme le proposait Philippe Meirieu, créer une continuité entre école primaire et collège avec des possibilités de rythmes différenciés grâce à des systèmes du type unités de valeur. Puis mettre en œuvre une vraie sélection à l’entrée au lycée, basée sur de vraies orientations, tenant compte donc des personnes, des sujets, et de vrais pré requis . Cela évitera que des jeunes traînent de 3 à 5 ans en cycle de lycée, en souffrance, avec en permanence des notes désastreuses et psychiquement destructrices pour finir par obtenir un bac dévoyé et qui n’a plus aucun sens. Cela implique aussi de changer radicalement les modes d’évaluation voire, à un certain niveau, de les supprimer.

A l’Education Nationale, en reflet de la société, le qualitatif a disparu au profit du quantitatif, voire d’un quantitatif perverti. Or on peut garder la notion de score : d’où suis-je parti et où suis-je arrivé ? De telles évaluations peuvent être facilement et très concrètement mises en oeuvre immédiatement. On a là une autre approche de la performance qui peut prendre sens en complémentarité d’autres types d’évaluation, même d’évaluations de compétences (qu’évalue-t-on dans des travaux pratiques en matières scientifiques sinon des compétences ?).

L’outil numérique et les nouvelles technologies dans leur ensemble, s’ils sont intéressants et s’ils  sont l’occasion d’un changement, ne résoudront rien. L‘outil, s’il peut libérer la pensée et la mémoire, s’il peut créer du lien, d’autres liens, ne sera jamais qu’un outil. Tout dépendra de son utilisation, du cadre et des objectifs fondamentaux fixés : taper sur les bonnes touches d’un clavier peut être une compétence, ce n’est pas cela qui fait un homme de qualité.

Le gypaète barbu


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