Quand le passé percute le présent pour aider à réfléchir !

A la relecture des textes de Jean Jaurès (Jean Jaurès – De l’éducation – Points coll. essais, édition établie par Catherine moulin, Madeleine Rebérioux, Gilles Candar, Guy Dreux et Christian Laval)) on ne peut qu’être saisi par l’actualité de son discours. Certes, Jaurès s’adressait aux instituteurs du début du siècle dernier, que ce soit à la Chambre des députés ou dans des revues diverses comme la Revue de l’enseignement primaire. Mais l’essentiel de l’idéal est d’autant plus évocateur qu’aujourd’hui la fracture scolaire et intellectuelle est incommensurable. Faut-il souligner le niveau de confusion généralisé dont font preuve beaucoup de copies d’examen, notamment dans les disciplines scientifiques ? Faut-il rappeler que, dans certaines classes de lycée, y compris de terminale, il faut passer en vain une heure de cours à expliquer comment on fait une division, la différence entre addition et multiplication (8×7=15 !) ou encore la notion de temps (horloge avec la grande et la petite aiguille, différence entre instant et durée, entre heure et minutes, -sic !-). Faut-il rappeler qu’aujourd’hui, dans certains lycées, religions aidant, il est impossible d’enseigner l’évolution et même de dire que l’homme appartient au règne animal (Oh, non eh !!! Nous ne sommes pas des animaux !! Pas de blagues quoi !). Les lacunes en terme de lecture et de calcul, souvent soulignés dans cette chronique, sont d’ailleurs une nouvelle fois largement soulignées dans les enquêtes internationales. (cf.  Inégalités, baisse du niveau en calcul : encore de mauvais résultats de l’école française.)

Or, si pour Jaurès le rôle de l’instituteur était d’élever le niveau d’intelligence et d’autonomie de pensée du prolétariat en établissant une réelle communication, donc réciproque, entre l’école et les forces vives de la nation, on ne peut s’empêcher de mettre cet idéal en rapport avec la fonction première de l’enseignant actuel qui est d’être, même à esprit (et parfois à corps) défendant, le garant de la ségrégation sociale. Et cela même si, individuellement, beaucoup d’initiatives sont prises par un certain nombre d’enseignants dans le sens contraire. Les journées de l’innovation de mars 2012 à l’Unesco ont donné lieu à un cahier des innovations assez explicite sur le sujet.

« Quiconque ne rattache pas le  problème scolaire ou plutôt l’éducation à l’ensemble du problème social se condamne à des efforts ou à des rêves stériles. … Et quelle disproportion entre ce qui est et ce qui doit être ! Et comme ces générations d’enfants qui, à treize ans quittent l’école et sont prises dans le terrible engrenage social, sont loin encore d’avoir ce libre jeu, cette pleine disposition des facultés intellectuelles, cette habitude de la raison qui peut seule assurer la souveraineté politique de la démocratie et préparer sa souveraineté sociale ! Donner à chacun le moyen de développer toute la puissance de son esprit, d’exercer un contrôle efficace sur sa propre vie et sur les affaires publiques, c’est une tâche immense. » (J. Jaurès – REPPS 30 septembre 1906)

Certes, l’environnement de nos élèves a considérablement changé . Mais, justement, qu’en est-il dans nos sociétés post-démocratiques où le neuro-marketing et la neurobiologie ont pris le pouvoir, en attendant le mise en place actuellement silencieuse du transhumanisme ?

Avec la révolution numérique, il est possible de se réapproprier sa propre intelligence. Il suffit de refuser la marchandisation actuelle de la culture et du savoir. De ne pas se soumettre. Non seulement de ne pas accepter mais d’investir ces nouveaux espaces. Beaucoup de logiciels et de savoirs sont en accès libres et sont utilisables. Beaucoup d’enseignants proposent leurs propres solutions en ligne. La solution est certainement dans ces libres échanges individuels et non dans l’attente d’une révolution institutionnelle qui viendrait d’en haut. Et il faut aussi ne pas hésiter à reprendre parole. (Voir à ce titre sur notre site ou encore ici )

Il est intéressant également de réécouter à ce sujet Michel Serres parlant de sa petite Poucette (interview sur France culture dans l’émission Ségrégation scolaire : l’école doit-elle s’adresser à tous… ou à chacun ?)

De la culture et de la beauté.

Un souvenir de classe de quatrième. Oui, il ne date pas de ces dernières années, d’accord ! En mathématiques, à chaque cours, une interrogation portait sur la démonstration d’un théorème et/ou de sa réciproque et/ou d’un corollaire ; la notation portait, certes, sur la justesse du raisonnement, mais aussi sur l’élégance, la beauté, de la démonstration. Ou en est-on aujourd’hui du rapport à la beauté, que ce soit dans le langage, soumis à se restreindre au minimum d’efficience technique plus qu’à l’expression d’une parole , ou dans l’approche du domaine scientifique où le procédural en ignore l’histoire, quand des élèves, jusqu’en terminale de lycée, ne maîtrisent ni les éléments intellectuels ni les savoirs de base nécessaires à leur liberté de penser ? (Voir à ce sujet l’extrait vidéo cité dans  Violence scolaire, violence de l’école  – « Les préjugés de dire lycée Zep, moins de culture, des textes à la con … enfin … des textes à la con … des textes faciles pour des gens comme nous, je déteste ça. On est tous capables, Zep ou pas Zep, de … on a tous un cerveau ; il suffit de le mettre en marche, voilà et c’est tout. »)

 « Pour moi, je crois qu’il faut arriver à leur donner une culture classique, c’est-à-dire le sens de la beauté, de la justesse, de l’ordre et de la mesure ». J .Jaurès – Prolétariat et culture classique in Revue de l’enseignement primaire 01/10/1911

Et encore (et n’oublions pas qu’il parlait d’élèves d’école primaire !!!) :

Je demandais ici l’autre jour si les instituteurs croyaient possible d’amener les enfants, par l’étude de quelques textes bien choisis et bien commentés, à reconnaître le style et la manière de nos plus grands écrivains : « C’est probablement du Hugo, du Corneille, du Molière, du Bossuet. » J’ai reçu directement quelques réponses, peu nombreuses mais très intéressantes. Elles ne s’accordent pas toutes sur l’état actuel des choses. Quelques-uns de mes correspondants me disent que leurs écoliers (ou du moins quelques-uns d’entre eux) ont été si touchés par la beauté de certaines phrases ou de certaines strophes qu’ils les répètent volontiers et qu’ils reconnaissent parfois, à des beautés analogues, le même maître. D’autres me disent, au contraire, que sous la surcharge de programmes minutieux toute éducation vraie et vivante de l’esprit disparaît et qu’il leur arrive trop souvent, quand ils lisent aux enfants, même à ceux des cours d’adultes, une belle page de prose ou de vers, harmonieuse et forte, d’avoir le sentiment « qu’ils lisent pour eux-mêmes », et qu’ils n’éveillent aucun intérêt, sauf s’il est question d’une bataille ou d’un naufrage ou de quelque épisode dramatique qui ébranlent les imaginations d’une émotion un peu grossière.

Mais tous mes correspondants, que je remercie vivement ici en bloc de leurs communications, s’accordent à dire que cette éducation du sens de la beauté dans les écoles primaires est possible et nécessaire. » Problème d’éducation – J. Jaurès- REPPS, 24 août 1913.

Quelle actualité à l’heure de l’envahissement assez général par des émotions de bas étages et de la destruction psychique élaborée jour après jour. Que dirait Jaurès de la téléréalité, de la toute puissance de l’audience et des fausses évaluations dans tous les domaines, y compris celui de l’Education Nationale ? Et que dire des programmes actuels et de leurs désastreuses conséquences en matière de pensée ?

De la nécessaire intelligence

Dans une chronique récente était souligné les dégâts des approches aujourd’hui préconisées, notamment dans les disciplines scientifiques : « Ce qu’on demande aujourd’hui aux élèves se restreint à un cognitif exclusivement procédural qui s’oppose à une réelle capacité d’abstraction, donc à une réelle capacité d’organiser une pensée propre qu’il s’agit avant tout d’étouffer dans l’œuf. »

Là encore on ne peut que mettre en regard ce que disait déjà Jaurès :

« Toutes les grandes crises nationales, la crise de la loi des Trois Ans comme la crise de l’affaire Dreyfus révèlent des profondeurs effroyables d’ignorance, une sinistre habitude d’irréflexion. Dans la presse, dans les conversations, les mots confus charrient les idées troubles. Et l’instinct populaire est, pour un assez long temps au moins, à la merci de toutes les surprises, de tous les mensonges, de toutes les équivoques. Les mots tiennent de si près à l’idée, le désordre, l’impropriété, l’obscurité des mots trouble si profondément la pensée elle-même  qu’un peuple qui ne connaît pas bien sa langue vivra constamment à l’état de confusion intellectuelle. » Problème d’éducation – J. Jaurès- REPPS, 24 août 1913.

De la lecture à la réhabilitation de la parole.

Les difficultés de lecture des élèves, que l’on rattache seulement au primaire sans doute pour éviter l’indécence de dire qu’elle se poursuivent malheureusement souvent jusqu’à la fin du lycée, posent sans doute un des problèmes aujourd’hui des plus graves. Là encore les études internationales sont claires.

Jaurès disait déjà :

 « Je dis donc aux maîtres, pour me résumer : lorsque d’une part vous aurez appris aux enfants à lire à fond, et lorsque d’autre part, en quelques causeries familières et graves, vous leur aurez parlé de grandes choses qui intéressent la pensée et la conscience humaine, vous aurez fait sans peine en quelques années oeuvre complète d’éducateurs. Dans chaque intelligence il y aura un sommet et, ce jour-là, bien des choses changeront ». Aux instituteurs et institutrices – La Dépêche – 15 janvier 1888 »

On peut mettre en regard, là encore, les problèmes de fond liés au langage. Car si un certain nombre d’élèves ont beaucoup de mal à lire et à comprendre ce qu’ils lisent, c’est peut-être aussi du fait des questions actuelles liées au langage et à la parole des enseignants, en tout cas à celle qu’on leur impose dramatiquement de ne plus avoir, notamment dans les disciplines scientifiques, en ôtant toute approche épistémologique, en refusant toute personnalité, toute histoire, et en remplaçant cette parole par un langage purement technique basé sur un modèle purement informatif. On peut, dans ce cadre citer ce qu’écrit Roland Gori dans « La dignité de penser » -Les liens qui libèrent – nov. 2011 :

« Le cours de la parole a inexorablement chuté. Dans la fabrique des subjectivités comme dans la construction de l’espace démocratique, la parole a perdu de sa dignité, l’homme de parole de sa fierté. Cette dévalorisation continue de la parole s’est réalisée au profit de sa composante la plus technique , instrumentale et numérique : l’information. Parler, c’est tisser des liens entre les sujets et à l’intérieur de chacun d’entre eux. »

Et, plus loin :

« Le courage de dire et de raconter, dans un monde parlé par la technique et le système d’information qui la porte autant qu’elle le porte, peut aussi constituer un mode de résistance aux dispositifs d’aliénation du capitalisme financier ».

Et, enfin :

«Le désaveu de la fonction de création de la parole et du langage dans une civilisation technique qui prétend transmettre les informations de manière objective constitue un déni de la valeur anthropologique du langage, que pourtant cette civilisation exploite sans vergogne ».

Remettre en regard l’idéal du passé et grand nombre de réflexions actuelles, même sur quelques points seulement met au coeur de la problématique de la fonction enseignante. L’enseignant peut-il n’être qu’un outil de transmission de plus au service d’une idéologie dominante à l’oeuvre délétère depuis maintenant deux ou trois décennies ou de cette entité diffuse et inatteignable qu’on appelle les marchés ?

Certes les solutions ne viendront pas « de haut en bas mais de bas en haut », comme le souligne Michel Serres qui ajoute « Les révolutions de ce genre ne sont pas dictées par décret . » Mais, Monsieur le Ministre, qui prônez l’école du numérique, prendrez-vous acte de la réalité des enjeux que représente cette révolution, notamment, et surtout, dans la formation des professeurs ? Saurez-vous garder en tête la mémoire d’anciens idéaux et donc ne pas dénier ces éléments de construction de notre histoire, comme il peut en être, à travers un récit et une parole, aussi actuellement malheureusement mis à mal, des éléments de construction des histoires individuelles ?

Le Gypaète barbu


 


Print Friendly, PDF & Email

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Protected by WP Anti Spam