Violence scolaire, violence de l’Ecole ; rendre à l’Ecole son humanité

A l’heure de la médiatisation de la violence scolaire, le ministre met en place des Agents chargés de prévention et de sécurité, en plus des équipes mobiles de sécurité déployées sous le gouvernement précédent. Le compte-rendu par les média de professeurs agressés par des élèves ou des parents, de rackets et de violence physique entre élèves, traduit certes une réalité. L’approche sécuritaire (le terme sécurité est bien, là, de fait, mis en avant), si elle est médiatiquement plus exploitable, ne doit pas permettre d’éluder les questions, et donc les solutions, de fond. L’Ecole n’est plus un sanctuaire en marge de la société. On peut le regretter, c’est un fait. Mais elle prend une part active dans l’augmentation de la fracture sociale, en mettant clairement en place une fracture intellectuelle dont la gravité est égale à l’omerta qui la couvre.

 Le mardi 20 novembre 2012, Arte diffusait un documentaire de Régis Sauder « Nous, les princesses de Clèves », consacré à la classe d’un lycée ZEP étudiant La Princesse de Clèves. Ce que disait une élève est particulièrement frappant (extrait ci-dessous). « On a tous un cerveau » peut être pris comme exemple de cette violence de l’institution scolaire actuelle qui, certes dans un contexte difficile mais quand même, consiste à augmenter une telle ségrégation.
« Les préjugés de dire lycée Zep, moins de culture, des textes à la con … enfin … des textes à la con … des textes faciles pour des gens comme nous, je déteste ça. On est tous capables, Zep ou pas Zep, de … on a tous un cerveau ; il suffit de le mettre en marche, voilà et c’est tout. »

En contrepoint, il est tout-à-fait instructif de lire l’histoire de ce professeur qui a fini par démissionner en retrouvant immédiatement un poste d’ingénieur dans le privé : « Année après année, la lassitude le gagne. Une véritable gangrène pour un passionné. ” Ce que j’enseignais n’avait plus de sens “. Pire encore, le professeur n’arrive même plus à envisager l’avenir de ses élèves. Au fil des cours, il a l’impression de leur transmettre des connaissances anecdotiques. ” Je mesurais l’équilibre entre ce que je comptais enseigner en début d’année et les informations transmises en fin d’année. Et le bilan n’était pas probant. De moins en moins “. »

Parallèlement, exemple des actuels conseils de classe où l’élève est devenu un profil projeté à l’écran grâce à l’informatisation des notes, on assiste parfois à une  dépersonnalisation telle qu’on serait tenté de reprendre les célèbres termes de Françoise Dolto et d’affirmer que, si, bien entendu, « l’élève est une personne ». Or les nouvelles technologies seraient justement l’occasion de se débarrasser des tâches encombrantes pour se recentrer sur les personnes, notes et profils ne devenant que des indicateurs là où, actuellement, ils prennent, avec perversion, une place qui n’est pas la leur.

Parallèlement également, il est intéressant de mettre en regard ce que dit Marie Cosnay, professeure et écrivain, à propos de la souffrance et du désir lors du débat avec le Ministre Vincent Peillon. Elle décrit l’école (collège notamment) comme un lieu de rencontre de souffrances, celle des élèves et celle des professeurs, mais aussi un lieu où le désir est absent.

Il faut de toute urgence désinhumaniser l’Ecole.

Violence scolaire

Que disent les statistiques ?

Dans le second degré, pour l’année 2011-2012, on recense 13,6 incidents graves pour 1000 élèves dans l’ensemble des établissements publics, ce qui représente quand même une hausse régulière de 2 points depuis l’année scolaire 2007-2008, hausse à relativiser cependant si on considère que l’enquête Sivis recense désormais, en plus, le harcèlement. Mais la répartition de ces incidents est certainement très significative du système : 15 incidents graves pour 1000 élèves de collège, 19,6 dans les lycées professionnels contre seulement 5,5 dans les lycées d’enseignement général et polyvalents.

Les incidents concernés sont pour 81% des atteintes aux personnes dont 40.4 pour des violences verbales et 33,4 pour des violences physiques (d’élèves à élèves surtout mais aussi d’élèves à professeurs pour une part très loin d’être négligeable), pourcentage en augmentation de 2 points par rapport à 2010-2011. Les 20% restant représentent à parts égales les atteintes aux biens (vols et dégradations) et à la sécurité (stupéfiants, port d’armes, etc.).

Ces chiffres sont donc à prendre très sérieusement en considération et le phénomène de la violence scolaire ne doit certes pas être dénié.

Il n’en reste pas moins que, si on ne peut bien évidemment pas éluder la large part extra scolaire dans les causes de cette violence, on ne peut non plus éluder la part de l’Ecole elle-même.

Violence de l’Ecole

Il n’est pas question – il est bon de le répéter –  de nier les causes de la violence  externes à l’école. Un certain nombre d’élèves cumulent toutes les inégalités et les difficultés : ghettoïsation urbaine, difficultés économiques, sociales, familiales, violences subies etc. Mais l’Ecole est, en plus, génératrice elle-même de violence.

Il est maintenant de notoriété publique qu’elle voit, en France, une augmentation très importante des inégalités. Et sans doute que cette violence-là est ressentie clairement et très tôt.

Diplômes et orientation

La plus visible est celle des diplômes. Le Monde (édition électronique du 21 novembre) publiait un article dénué de manichéisme sur le sujet mais montrant bien où se situait la fracture. L’intitulé en était « Le diplôme, la vraie fracture sociale –La France rattrape son retard, mais à peine plus d’un adulte sur huit (13,4 %) a un niveau scolaire supérieur à bac + 2 »  puis, surtout : » La ségrégation culturelle du territoire s’accentue  »

Encore faut-il que le diplôme ait une certaine valeur. Il est facile d’arriver à un pourcentage de réussite, notamment : il suffit de fixer ce pourcentage à l’avance et de mettre des notes en fonction. Cela a déjà été souvent dit dans de précédentes chroniques à propos notamment de l’enseignement technologique. Et on peut encore citer ce professeur démissionnaire déjà cité plus haut : « Quelques années après ses premières classes, Lionel fait partie du comité de correction des épreuves du bac S-SI. Le procédé est simple : il ne corrige qu’une question par copie. Toujours la même, puis il tend la feuille à un confrère qui en corrige une autre et ainsi de suite. Ce jour là, l’inspecteur fait irruption dans la pièce et explique aux correcteurs qu’il faut x % de réussite. Ce qui donne très vite au jeune homme la désagréable impression d’attribuer des notes avant même d’ouvrir les feuilles d’examen. ” C’est à deux vitesses, conclut Lionel, on formate les élèves par rapport aux épreuves et après on reçoit des consignes de l’inspection comme quoi il faut mettre des bonnes notes pour valoriser les élèves. Mais nous, est-ce que ça nous valorise ? “. Certes, une telle pratique est dévalorisante pour l’enseignant. Mais elle est surtout dévalorisante pour l’élève, contrairement à ce qui est dit. Et il le sait, le sent, le vit. Elle dévalorise aussi et surtout les savoirs. Il s’agit donc d’un pratique totalement destructrice vis-à-vis des élèves, dont il faut être vraiment aveugle pour croire qu’ils ne s’en rendent pas compte, même s’ils ne le formulent pas immédiatement.

L’orientation elle-même est ségrégative. Et elle est liée aux conditions d’apprentissage qui sont bel et bien différentes selon le type d’établissement.

Dévalorisation des savoirs, dévalorisation des élèves et violence.

Pour les élèves des établissements en cause, la confrontation à un monde de savoirs dans lequel il leur est très difficile de rentrer parce qu’étranger et trop étrange, ne serait-ce que du fait des difficultés de lecture et de vocabulaire, a une connotation d’exclusion bien trop forte pour ne pas être génératrice de souffrance, voire d’auto exclusion. D’autant plus que les vraies raisons pour lesquelles on les accepte en lycée sont très éloignées d’un projet lié à l’acquisition de plus d’intelligence et de savoirs : il faut avant tout remplir des établissements et faire en sorte qu’ils ne soient pas dehors. Il existe une ghettoïsation scolaire et intellectuelle comme il existe une ghettoïsation urbaine, les deux étant liées depuis plusieurs décennies. La réponse institutionnelle, par les recrutements comme par les programmes ou les pédagogies pratiquées, impose une violente ségrégation insupportable pour tout enseignant qui refuse l’omerta. C’est ce qu’exprime si bien cette élève de ZEP dans « Nous, les princesses de Clèves » cité en début de cette chronique.

On peut citer François Dubet :

« La violence de la rage répond à de plus fortes violences encore …

… On peut considérer que cette violence est une protestation, ce qui ne veut pas dire une conduite légitime, contre une expérience scolaire perçue comme un mode d’invalidation. En effet, pour beaucoup d’élèves, notamment des collégiens, l’école est une machine qui forge une image négative d’eux-mêmes. Ils y découvrent qu’ils sont mauvais, nuls, incapables d’y réussir en dépit de tous les efforts et de tous les dispositifs spéciaux. Dans les sociétés démocratiques, l’école affirme l’égalité de tous et le mérité de chacun et elle est le lieu où cette contradiction s’exacerbe. Conduits à y perdre leur estime d’eux-mêmes, quelques élèves refusent en bloc les valeurs de l’école et sauvent leur face et leur dignité par la violence qui est le plus sûr des moyens de refuser les jugements scolaires. D’autres se taisent et se replient dans le silence et un désespoir intime qui, malheureusement ne pose guère de problèmes à l’institution. »

François Dubet (Professeur à l’Université de Bordeaux II, Président du Comité de pilotage de l’opération “Quel collège pour l’an 2000 ?”, Co-auteur, avec Marie Duru-Bellat de : L’hypocrisie scolaire. Pour un collège enfin démocratique, L’épreuve des faits, Seuil, 2000)

Clairement, et cela est malheureusement de plus en plus explicite dans les discours aux différents niveaux  de la hiérarchie, le projet de l’Ecole n’est plus du tout, pour d’autres que les élites, la formation de l’intelligence ni l’acquisition de savoirs. L’élève est objet plus que sujet. L’institution, de fait, crée les inégalités là où elle est censée aider démocratiquement à les réparer. La vraie violence est là.

Mais l’Ecole a aussi une grande chance. Les nouvelles technologies sont là pour permettre une vraie révolution et la désinhumaniser en remettant l’élève comme sujet. Les notes, telles qu’elles sont pratiquées, les évaluations de compétences, telles qu’elles sont pratiquées, n’ont aucun sens réel et sont actuellement délétères. Il faut sauter sur l’occasion qui est offerte aujourd’hui d’en finir avec la démagogie hypocrite, pour redonner un vrai accès aux savoirs et donc une vraie valeur à chaque élève de façon à ce qu’il soit autre chose qu’une « fausse note » et une courbe sur le mur d’une salle de conseil de classe.

Le Gypaète barbu

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