La guerre 14-18 et la publicité vues par Didier Daeninckx

« Vendre ! Tel est le problème, parfois difficile à résoudre qui se présente journellement à l’attention du commerçant. Fabriquer des objets, accumuler des stocks de marchandise ne servirait à rien si, par un moyen quelconque, on ne trouvait la possibilité d’écouler le tout dans la consommation. Aujourd’hui ce problème est de plus en plus ardu. Il n’est plus permis d’attendre que l’acheteur vienne, il faut aller le chercher là où il se trouve. Parfois même il est nécessaire, pour des objets ou des produits nouveaux, de créer un acheteur qui n’existait pas hier …Lui suggérer des besoins. Inventer le désir : c’est en cela que consiste notre travail, mademoiselle Bonnier, vous comprenez ? Inventer le désir ! »

C’est par ce discours programmatique du Pdg de l’agence Siècle Publicité qui est aussi le discours d’embauche d’une jeune secrétaire fraichement sortie de l’école Pigier que commence le « docu-fiction » de Didier Daeninckx. Il a inventé le personnage de mademoiselle Bonnier embauchée pour remplacer le fils du PDG, parti à la guerre tout comme le fiancé de la secrétaire.
La pub est déclarée traite de la relation de la publicité et de la guerre de 1914-18. Le récit de Melle Bonnier est étayé par de multiples exemples concrets d’affiches ou d’encarts publicitaires réels formant eux-mêmes de mini récits, ce qui en fait un livre attrayant et instructif. Il permet de suivre les modifications  dans le temps des rapports entre guerre et publicité depuis les débuts quand les poilus « deviennent le premier vecteur de la consommation » jusqu’à la fin de la guerre quand commence le tourisme mémoriel.
Le livre et la publicité – c’était encore de la réclame – suivent les péripéties de la guerre. On commence donc par les articles pour le confort et la sécurité du soldat « Lip Lip L ip Hurra ! la montre de la victoire. L’urodonal est censé lutter contre « l’autre ennemi », l’acide urique. La publicité fait vendre aussi des uniformes. L’Etat-Major n’avait pas prévu que la guerre durerait et qu’il ferait froid l’hiver. On vante la Brassière Perrin « contre la piraterie allemande », etc. Ici et là une invention étonnante comme l’encre lyophilisée qui avec quelque gouttes d’eau de pluie permet de rédiger sa correspondance.
A l’arrière, le patriotisme sert à lever des fonds. Le « mort aux boches » sert aussi à éliminer la concurrence. Comme ce qui est arrivé au bouillon Kub. Tout ce qui commençait pas un K évoquait une sonorité allemande surtout quand des polémistes d’extrême droite façon Léon Daudet s’en mêlaient. Les plaques publicitaires pour le bouillon Kub de Maggi ont été accusées de servir d’indicateurs codés aux troupes d’invasion. Le Ministre de l’Intérieur les a fait détruire. En fait la société Maggi était suisse et les codes aux dos des plaques étaient imposés par l’administration française.
Si au début de la guerre, les corps sont élégants, ils finissent mutilés, mais dans tous les cas il y a quelque chose à vendre. Les prothèses aussi sont un marché.

« La publicité consistait à transformer le spectacle du quotidien en puissance de vente », dit notre témoin

La pub surfe sur la vague patriotique et nationaliste qu’elle renforce en même temps jusqu’au crétinisme intégral. Le produit sont vantés « purs de tout mélange allemand » comme l’aspirine Usines du Rhone : Rien d’allemand Rien des allemands. Consommer français !
On mesure à quel point la guerre a empoisonné les cerveaux à certaines tentatives décrites dans le livre, de pures arnaques auxquelles la publicité ne se prêtera pas telle que celle du Dr Bérillon inventeur d’un prétendu appareil à détecter la présence de l’ennemi à son odeur. Cela ne vous rappelle-t-il rien ? La connerie a fait école
Les femmes occupent plusieurs fonctions, elles sont à la fois objets et cibles comme dans la pub vociférante ci-dessous les appelant à exiger la mention du pays d’origine sur les factures et objets.

On les voit tirer la charrue et palier à l’absence de chevaux, on la voit aussi l’arme (de la paix) dans la main. Pour le repos du guerrier ?

« Inventer le désir ». disait-il

Nous sommes à l’époque de la guerre, de la production et de la consommation de masse.
Je voudrais m’arrêter un instant sur l’image qui sert de couverture au livre et que voici en entier.

Elle est particulièrement intéressante à plus d’un titre. On notera d’abord que le poupon joufflu a fait école, si aujourd’hui il nage dans l’eau minérale, à cette époque il participait vaillamment à la tabagie dans cette publicité pour le papier à rouler.
L’expression Toutes les classes est intéressante. Dès le début la publicité pour le tabac se situe au-dessus des classes. Tous consommateurs. Pas de discrimination, nous sommes tous hommes, femmes, blancs, noirs, indiens égaux dans la consommation de clopes comme le montre le fim publicitaire de Thomas Edison pour les cigarettes Admiral en 1897

Si la guerre des soldats est terminée, celle de la publicité dure encore.

Mais le désir est émoussé.

“LA PUB EST DÉCLARÉE ! 1914-1918” de Didier Daeninckx (Hoëbeke, 110 p., 19,50 €).

Michel Deguy : “Ecologiques”

Il y avait Bucoliques, Géorgiques de Virgile. Michel Deguy, poète et philosophe, leur dit adieu avec Ecologiques. Je viens d’en achever la lecture et vous la recommande malgré des passages ardus, Michel Deguy convoque à la table philosophique et poétique de nombreux auteurs qui ne sont pas forcément familiers mais il contient aussi des passages lumineux. Et sans effort où serait le plaisir ? Je ne ferai pas le tour du livre. L’aspect qui m’a le plus frappé concerne le travail sur les mots. Vous me direz pour un poète, c’est normal. Certes. C’est en plus très utile, indispensable même, pour la pensée car le sujet donne matière à embrouilles

Le livre s’ouvre sur un poème à Fukushima qui se conclut comme par une série de mots d’ordre. Il nie une phrase célèbre de Hölderlin ” là où croît le danger croît aussi ce qui sauve ” :


Extrait d’une conversation avec Olivier Apert autour de Ecologiques

Magnitude

Il est plus clair qu’un jour de mars
Que la terre tectonique, la vieille réfractaire
Se rétracte et vomit notre cuisine nucléaire

A l’échelle des magnitudes
La pénultième a frappé
Une fois encore au Soleil levant
Non ! « Là où croît le danger »…
…Ne croît pas ce qui sauve
Mais la perte

Il faut changer
Eole en éolienne
Hélios en panneaux
Et le cœur qui sombre
En cœur de sauveteur nippon

Avec une précision d’orfèvre, Michel Deguy prend grand soin de séparer les mots que le marketing politique et commercial s’emploie à amalgamer et par conséquent à manipuler. Ce faisant Michel Deguy place l’écologie du côté de la poésie et de la philosophie et non de la technoscience.  Les amalgames empêchent de penser.
Quels sont-ils essentiellement ?
Contrairement à ce que ce langage commun suggère les mots de Terre Planète Monde ne sont pas interchangeables.
Et l’écologie n’est pas l’environnement.

L’écologie est le logos de l’oïkos. C’est une pensée, une parole qui traite de l’habitation des hommes. Par l’oïkos, l’écologie a une racine commune avec l’éco-nomie.  Pour Michel Deguy il convient de distinguer entre ce qui en allemand se nomme die Welt, le monde comme domaine de la pensée et die Um-welt, l’environnement des éthologues.

 « Le monde est la transformation de la terre en habitation des humains : « terre des hommes ». C’est la relation entre terre et monde qui importe : l’écoumène. »

 Que la terre puisse devenir inhabitable aux humains, Baudelaire l’avait pressenti.
C’est cela que l’écologie doit penser. Radicalement (= en prenant les choses à la racine), car il n’y a pour Michel Deguy d’écologie que radicale. Alors qu’il y a une multitude de planètes, il n’y a qu’une seule terre qui s’épuise, se consume à force d’être consommée. Michel Deguy a forgé pour cela le terme de géocide. Il est en cours.

 L’écologie est une vision

 « L’écologie est une vision. Non qu’elle “ait des visions”, exaltées ou dépressives, parapsychiques ou spirituelles – mais elle est une claivoyance. Et que voit la vision ? Des voyants. »

Le voyant est cette chose qui s’allume pour donner l’alerte. Il annonce ce qui vient et qu’il faut voir. Fukushima est l’un de ces voyants.

« Leur appréhension, leur vision [= celle des voyants] n’est pas scientifique. Il y aura toujours un Allègre pour en ricaner, faute de preuves (“scientifiques”) du “réchauffement climatique”. L’écologie est affine à ce qu’on appelle la poésie. Elle fait voir. Son sens du monde, le sens de monde pour elle est différent de la “mondialisation”. C’est un autre monde mais précisément c’est notre monde, confié à l’attachement soigneux des humains, à l’art, à la philosophie et à la poésie ; ce monde avec son ici-bas et son là-haut ; pas un Autre. Dans “écologie”, on peut entendre l’étymologie, le colere latin, celui de l’agricole, celui du culte et de la culture que son devenir culturel a entièrement vampirisé dans l’homonymie. Si l’écologie n’entretient pas sa relation avec la poésie et la pensée elle cesse d’être radicale ; elle ne songe qu’à l’environnementalisme ; elle cède et elle cesse »

La réduction de  l’écologie  à l’environnement et de la culture aux affaires culturelles sont pour Michel Deguy « deux infirmités qui s’épaulent ». Il répète que «  l’écologie n’est pas une affaire simple  d’environnement(s) ; triez vos déchets de mieux en mieux, mangez bio…ça ne donnera pas un “autre monde” »

Ecologiques est un mélange de poésie, prose poétique, réflexion philosophique et (vigoureuses) interpellations politiques. Il est constitué de thèmes plusieurs fois repris en variations.

Pour finir, je ne résiste pas au plaisir de donner encore à lire un extrait concernant une virulente critique de la publicité. Il y a sur ce thème plusieurs coups de gueule. J’ai choisi celui qui  rejoint notre propre souci pour l’école.

« La publicité est l’institutrice funeste de l’humanité »

« Contre la publicité, invincible, on ne s’insurgera jamais assez ni assez fort. Mais elle est plus puissante que toute insurrection locale. Cinq ou six fois par heure la chaîne TV somme les humains d’acheter une nouvelle voiture. Et le samedimanche toutes les télés du monde célèbrent l’office de “la formule 1” – cette foire destructrice, obsolète (et au fond ridicule) des moteurs, des pneus, de la vitesse. Très exactement le contraire de ce à quoi le monde doit se préparer. Mais son invincibilité, ou impossibilité d’une économie de consommation croissante sans publicité, présage (sans prophétisme difficile), annonce, la catastrophe: puisque la terre ne pourra pas supporter telle économie.

Contre la pub, il faut partir en expédition, en sédition, en insultes, en éloquence de plaidoyer intelligent, en ironie, en … vain. L’“espace publicitaire” devient coextensif à la surface – terrestre: toute place se fait emplacement, panneau, quadrature de logo(s). Aux stades, aux pelouses, aux façades, au ciel, la bonne nouvelle des marques, des rabais, des soldes (Rimbaud, Illuminations: Solde: “À vendre …”) – la mondialisation recouvre la terre. La publicité est l’institutrice funeste de l’humanité : en tout logement (à loyer modeste ou immodéré) l’enfance, faite pour s’ouvrir au langage, est assignée quatre à cinq heures par jour à l’écran, qui va la rendre invalide, insensible à la différence du faux et du vrai, de l’opinion et de la recherche de vérités; l’assommer de slogans agrammaticaux, d’assertions in-véri­fiables; le priver de l’éducation de la parole. Et, bien entendu, c’est la pub que les petits préfèrent. »

Informations sur le livre paru peu avant la dernière élection présidentielle aux Editions Hermann
L’intégrale de la conversation avec Olivier Apert autour de Ecologiques, le 4 avril à la mairie du IIe arrondissement de Paris se trouve ici.