Pour en finir avec la fable du “postindustriel”

Il est urgent de réarmer la critique

Site DMC depuis le deuxième étage du bâtiment 75

Site DMC depuis le deuxième étage du bâtiment 75

Du 24 au 26 novembre 2014 ont eu lieu trois journées au cours desquelles on nous promettait de vivre notre « Mulhouse des possibles » (sic). Je suis toujours curieux d’aller entendre tous ces gens que notre maire invite à penser pour nous. J’ai ainsi appris que du côté des multinationales de type Vinci, l’on se préoccupe  de “fabriquer” de la cité.
L’initiative était décomposée en trois journées : 1) Quelles clés numériques pour une ville connectée ? 2) Mutation de lieux industriels, 3) L’économie mauve (sic) Réglons tout de suite la question de cette dernière. Je n’y suis pas allé. Quand on m’invite à un dîner de cons, le moins que je puisse faire c’est de n’a pas y aller surtout quand on lit comme pensée innovante que la culture serait désormais « un environnement qui irrigue l’ensemble des activités humaines ». Tu parles d’une découverte !

Je retiendrai de la première table ronde une partie de la discussion qui a beaucoup porté sur la protection de la vie privée, ce qui n’a pas fait plaisir à tout le monde notamment aux promoteurs du grand bond en avant vers les mille fleurs épanouies de la démocratie comme aurait pu dire le camarade Mao. Le problème est que là-dessus à part des phrases creuses, on n’entend rien de bien convainquant. On se connecte, on se connecte…  mais pour quoi faire ?
La personne du public qui s’étonnait que ne soit pas évoquée la question du logiciel libre a eu comme réponse que le problème aujourd’hui n’est plus celui du logiciel mais celui des data. Ah ! Cette évacuation du libre fait mine d’oublier le plus important : l’esprit du logiciel libre, sa dimension collaborative débouchant sur une économie pollinisatrice.
La question que l’on a voulu ici fermer est celle qui traverse les big data : Quel statut pour ces data ? Celui de marchandise ? Qui collecte quoi et comment ? Pour quoi faire ? La ville intelligente n’est pas dépourvue d’options. Pour qui sera-t-elle faite ? Les habitants ou pour les industriels, selon une vision centralisée ou vision partagée. Toute une gamme de combinaison, de compositions possibles selon ce que l’on veut en faire.

A dos d’âne vers un futur post-industriel ?

La seconde journée était consacrée aux friches industrielles et singulièrement à la friche DMC, ancien fleuron de l’industrie textile mulhousienne. Jean Rottner, Maire de Mulhouse, Olivier Becht, 1er Vice-Président délégué à l’attractivité et la compétitivité du territoire, Mischa Schaub, Président de motoco et directeur de l’école de design HyperWerk à Bâle ont présenté le projet le vendredi 21 novembre.

Dans le dossier de presse, on peut lire ceci :

« L’agglomération mulhousienne fait de la reconquête de ses friches industrielles l’enjeu d’une nouvelle dynamique créatrice à l’image de motoco (pour « more to come ») qui a pris place il y a 18 mois dans le bâtiment 75 de la friche DMC, accueilli par la collectivité et la SERM [ Société d’Equipement de la Région Mulhousienne] Pionnier et inscrit dans le prestigieux processus de labellisation transfrontalier IBA, le projet rassemble des artistes, entrepreneurs et artisans suisses, allemands et français dans un laboratoire géant dédié au design post-industriel. Un premier financement vient du programme trinational Triptic.
Le modèle fonctionne : l’énergie sociale ainsi libérée et créative devient un modèle motivant et revigorant dans une conjoncture post-industrielle morose. Ici, on croit à l’initiative personnelle et au croisement des compétences. » (Extrait du dossier de presse Open parc. Dans les deux cas, c’est moi qui souligne.)

Le projet Openparc est en fait la fusion de deux projets qui chacun s’inscrit dans la démarche IBA Bâle 2020. Les IBA (Internationale BauAustellung – Imaginer et bâtir l’avenir) développées en Allemagne constituent des outils de développement urbain. Il y avait d’une part le projet municipal du quartier DMC, de l’autre le projet motoco lancé par une école de design suisse consistant à valoriser l’un des bâtiments, le numéro 75.

Je n’ai rien contre le fait que des designers bâlois découvrent nos belles et prestigieuses friches industrielles, convainquent le maire que cela ne lui coûtera rien et se mettent au travail. Ce qui me gêne beaucoup plus c’est l’idée d’en faire avec la complicité des élus un « laboratoire sociétal » d’une ville « post-industrielle ». Ce que je veux contester ici surtout, c’est la notion à mon avis totalement fausse de post-industriel.

Je sais bien que quand on critique l’usage de la notion de postindustriel, on est aussitôt renvoyé à je ne sais quel passéisme pro-industriel du 19ème siècle. Or la question n’est pas là. Il ne s’agit pas de rêver à un retour aux industries manufacturières, ni même au capitalisme fordiste et consumériste du 20ème siècle. Il s’agit d’une description plus précise de la réalité et d’un bon usage des mots. Que les unes aient disparues et que l’autre soit en crise systémique ne signifie pas que l’on en ait finit avec l’industrie. La présence de friches industrielles ne permet pas de conclure au caractère postindustriel de l’ensemble du territoire. Rappelons tout de même qu’il reste encore des industries dans notre région. Je me souviens de l’étonnement d’un premier ministre de gauche lors d’une grève sur le site des automobiles Peugeot : Ah bon on fabrique encore des automobiles ?
Il est vrai que le mot industrie n’est pas facile à définir et que certaines explications plutôt que d’éclairer entraînent des confusions. Ainsi a-t-on coutume de distinguer entre production de biens et de services. Cette distinction ne fonctionne plus guère. D’une part, il y a une industrialisation des services, d’autre part, la production de biens s’accompagne aujourd’hui de services liés. On ne fabrique plus simplement une voiture, on l’accompagne de services de mobilités. Demain Google guidera nos véhicules, nous lui avions d’ailleurs parmi les premiers ouvert les portes. Il n’y a  pas plus industriel qu’une activité comme celle du géant de l’indexation qui n’a rien d’immatériel. Je n’évoque même pas les excès de l’industrialisation de l’agriculture !
Au début le mot industrie désignait simplement un art de faire. Jusqu’au XIX ème, industrie désignait l’ensemble des activités économiques et concernait donc : l’agriculture, le commerce, les transports et les services, ainsi que les activités économiques artisanales ou manufacturières productrices de valeurs d’usage non agricoles.

Le Littré nous dit :

« Industrie : Nom sous lequel on comprend toutes les opérations qui concourent à la production des richesses : l’industrie agricole, l’industrie commerciale et l’industrie manufacturière ; l’industrie agricole s’applique principalement à provoquer l’action productive de la nature ou à en recueillir les produits ; l’industrie commerciale crée de la valeur en mettant les produits à la portée du consommateur ; l’industrie manufacturière est celle qui, en transformant les choses, leur crée de la valeur ( Cf Littré )

Le portail lexical note :

« Ensemble des activités économiques (caractérisées par la mécanisation et l’automatisation des moyens de travail, la centralisation des moyens de production et la concentration de la propriété des moyens de production), ayant pour objet l’exploitation des sources d’énergie et des richesses minérales du sol ainsi que la production de produits fabriqués à partir de matières premières ou de matières ayant déjà subi une ou plusieurs transformations ».( Voir ici)

L’évolution lexicale témoigne des métamorphoses de l’industrie dans l’histoire. Il n’y a pas de raison que cela s’arrête. On note toutefois que depuis le début le développement de l’industrie se caractérise par la perte progressive des savoir faire des individus, ces savoir faire étant délégués à la machine, ce que l’on appelle la prolétarisation. Aujourd’hui ce sont les savoirs eux-mêmes qui sont délégués à des machines.
Il ne faut pas confondre industrie et manufacture, industrie et machinisme, industrie et massification de la production qui elle même a subit les effets de la mécanisation et de l’automatisation. Autrement dit les transformations de l’industrie, ses métamorphoses, l’effondrement d’un modèle industriel ne signent pas la fin de l’industrie. Non seulement on ne peut pas parler de postindustriel, plus même il faudrait parler avec la révolution numérique d’hyperindustriel

Vers l’hyperindustriel

Pierre Veltz, PDG de l’établissement public de Paris-Saclay nous explique :

« Certains pensent que nous entrons dans une société post-industrielle, où les services et le numérique prendraient le relais de l’industrie, devenue secondaire. En réalité, nous sommes engagés dans une vaste mutation qui nous mène vers une société “hyper industrielle”, où les produits sont des assemblages de biens et de services, et où la numérisation remodèle en profondeur les systèmes de production mondialisés, mais toujours appuyés sur les ressources des territoires ».(Source )

Et le philosophe Bernard Stiegler :

« Nous vivons dans une société de plus en plus industrielle, et il n’y a pas d’alternative à ce devenir : il n’y a pas d’avenir hors d’un devenir toujours plus industriel du monde. Dans une société hyperindustrielle, toutes les formes de la vie humaine sont devenues des objets de rationalisation, d’investissement et de création d’entreprises économiques de services (…).
Ce que l’on appelle la « désindustrialisation », qui est un fait, ne signifie pas du tout que la société serait en train de quitter l’âge industriel: la désindustrialisation est une nouvelle organisation de la division industrielle du travail, qui consiste à transférer les moyens de production dans des pays où la main-d’ œuvre est « bon marché ».
C’est cette nouvelle division du travail qui permet la ‘constitution d’un capitalisme de service bien plus industriel que le capitalisme précédent, puisque, à travers le développement des appareils personnels, et non seulement des machines, appareils dont les prix baissent à la fois en raison des économies d’échelle et des avancées de la recherche technoscientifique, et parce qu’ils sont produits par des travailleurs très peu rémunérés, sinon par des esclaves, ce capitalisme de service fait de tous les segments de l’existence humaine des objets de contrôle permanent et systématique de l’attention et du comportement – des objets de statistiques, de formalisations, de rationalisations, de calculs,d’investissements et de marchandisations par l’intermédiaire de ce que l’on appelle aussi les technologies « R », c’est-à-dire les technologies relationnelles : toutes sortes de dispositifs techniques et de réseaux de télé-communication et de radiotélédiffusion, dont les lecteurs de codes-barres et de cartes à puces, les capteurs de puces RFID, les objets communicants et les liaisons wi-fi ou bluetooth sont devenus les périphériques ou les sous-réseaux, et à quoi s’ajouteront demain les microtechnologies, qui sont aussi les supports de la biométrie, puis les nanotechnologies dans leur ensemble.
Dans la société hyperindustrielle, par l’intermédiaire de technologies de contrôle toujours plus efficaces, intégrées et discrètes, les entreprises de services sont partout et s’occupent de tout : elles sont devenues le principal acteur de la vie publique, en tant que celle-ci est ce qui métastabilise des modes de vie communs. Elles sont par là même devenues le principal facteur du dynamisme social, qui consiste en une évolution constante des modes de vie, dont il s’agit, dans un contexte contemporain de concurrence économique mondiale, de prendre le contrôle ».
Bernard Stiegler : Réenchanter le monde / La valeur esprit contre le populisme industriel Flammarion (pages 37-39)

Après la perte des savoir-faire, celle des savoir-vivre où l’on ne peut plus se passer de coach technologique  pour la moindre activité.
Il est bon d’avoir ceci à l’esprit quand on entendra dire par son maire que l’on veut faire de Mulhouse un modèle de productivité en matière de services.

Des activités culturelles ont été mises en avant pour valoriser le site DMC dans l’espoir d’attirer des investisseurs. Il n’est pas sûr cependant qu’ils souhaiteront investir dans du postindustriel. Des prémisses fausses n’empêchent pas forcément de bonnes idées de gerrmer. Mais puisqu’on dit que la culture est à la base de toute chose, peut-être qu’un peu de clarté peut aider à leur réalisation.

Reste qu’il faudrait d’abord porter soin à cette ville dont la maladie vient du fait que chacun de ceux qui se croient petit détenteur de ce qu’il croit être un petit savoir le garde pour lui dans l’espoir que cela lui conférera ce qu’il croit être un petit avantage sur les autres. Avec en plus une presse qui ne fait pas son travail,  il n’y a guère là de quoi encourager la démocratie participative.

Openparcecosysteme

Patrimoine : le rectangle panoptique de la société disciplinaire


Quel intérêt présente cette photo, me direz-vous ? Quand je l’ai prise, je ne savais pas tout de suite moi non plus ce qu’elle contenait et qui me conduit aujourd’hui à vous la montrer. Je ne m’en suis rendu compte que par la suite à l’occasion de la reprise du cliché pour un autre travail.
Nous sommes dans la friche industrielle de l’ancienne usine textile DMC à Mulhouse. On observe dans le bâtiment 75, occasionnellement accessible comme le montre la photo, un petit rectangle découpé qui apparaît tout en noir. Dans mon petit dispositif mnémotechnique personnel, je l’avais appelé le rectangle de Foucault en raison de sa fonction panoptique de surveillance.
Ce rectangle découpé se trouve en haut de la loge du contremaître. A l’intérieur de cet espace, un escalier conduit à l’étage supérieur apparemment destiné à ranger les dossiers. Il reste quelques étagères. Lors de la journée du patrimoine, en septembre de l’année dernière (2010), des personnes ayant travaillé ici m’ont raconté qu’il y avait un escabeau pour atteindre l’ouverture panoptique et surveiller ce qu’il se passait dans l’atelier, un atelier de réparation. Même s’il s’agit d’un univers moins prolétarisé qu’ailleurs, les personnes que j’ai rencontré avaient le titre d’ingénieurs- “ingénieurs maison” s’empressaient-ils d’ajouter, car DMC formait les siens – nous sommes dans un lieu d’enfermement, technique principale des sociétés de discipline. Il est intéressant d’ailleurs de noter qu’on surveillait aussi les ingénieurs.

Bien entendu, nous ne sommes plus aujourd’hui dans cet enfermement-ci, d’autres formes l’ont remplacé.

Gilles Deleuze commente [1] :

« Foucault a situé les sociétés disciplinaires aux XVIIIè et XIXè siècles ; elles atteignent à leur apogée au début du XXè. Elles procèdent à l’organisation des grands milieux d’enfermement. L’individu ne cesse de passer d’un milieu clos à un autre, chacun ayant ses lois : d’abord la famille, puis l’école (« tu n’es plus dans ta famille »), puis la caserne (« tu n’es plus à l’école »), puis l’usine, de temps en temps l’hôpital, éventuellement la prison qui est le milieu d’enfermement par excellence. C’est la prison qui sert de modèle analogique (…)  Foucault a très bien analysé le projet idéal des milieux d’enfermement, particulièrement visible dans l’usine : concentrer ; répartir dans l’espace ; ordonner dans le temps ; composer dans l’espace-temps une force productive dont l’effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires. Mais ce que Foucault savait aussi, c’était la brièveté de ce modèle : il succédait à des sociétés de souveraineté, dont le but et les fonctions étaient tout autres (prélever plutôt qu’organiser la production, décider de la mort plutôt que gérer la vie) ; la transition s’était faite progressivement, et Napoléon semblait opérer la grande conversion d’une société à l’autre. Mais les disciplines à leur tour connaîtraient une crise, au profit de nouvelles forces qui se mettraient lentement en place, et qui se précipiteraient après la Deuxième Guerre mondiale : les sociétés disciplinaires, c’était déjà ce que nous n’étions plus, ce que nous cessions d’être ».

Selon Deleuze, nous sommes donc passés de la société disciplinaire en crise déjà à l’époque de Michel Foucault à la “société de contrôle” – du contrôle continu – dont l’une des caractéristiques est la traçabilité. La métaphore moderne pourrait être celle du bracelet électronique qu’on met aussi bien aux prisonniers qu’aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.

« Nous entrons dans des sociétés de contrôle, qui fonctionnent non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée. Bien sûr on ne cesse de parler de prison, d’école, d’hôpital : ces institutions sont en crise. Mais si elles sont en crise, c’est précisément dans des combats d’arrière-garde. Ce qui se met en place, à tâtons, ce sont de nouveaux types de sanctions, d’éducation, de soin. Les hôpitaux ouverts, les équipes soignantes à domicile, etc., sont déjà apparus depuis longtemps. On peut prévoir que l’éducation sera de moins en moins un milieu clos, se distinguant du milieu professionnel comme autre milieu clos, mais que tous les deux disparaîtront au profit d’une terrible formation permanente, d’un contrôle continu s’exerçant sur l’ouvrier-lycéen ou le cadre universitaire. On essaie de nous faire croire à une réforme de l’école, alors que c’est une liquidation. Dans un régime de contrôle, on n’en a jamais fini avec rien[2] ».


[1] Gilles Deleuze : Postscriptum sur les  sociétés de contrôle / http://1libertaire.free.fr/DeleuzePostScriptum.html

[2] Gilles Deleuze : Le devenir révolutionnaire et les créations politiques – Entretien réalisé par Toni Negri / http://1libertaire.free.fr/Deleuze07.html