En ne cessant de faciliter la traversée des lieux et d’accélérer la vitesse de traversée, on produit aussi leur dissolution, nous signalait Paul Virilio, en 1976 déjà. Depuis les choses n’ont fait que s’accentuer encore.
Ce n’est pas parce que le train, le réseau ferré, une gare sont des objets techniques qu’il faudrait renoncer à les penser.
Ce n’est pas être technophobe ou hostile au sacro-saint progrès technique que de le demander. Attendre des politiques fussent-ils affichés modernes qu’ils associent la population à une réflexion collective sur ces objets est peine perdue. Autant s’y atteler nous-mêmes malgré les faits accomplis et les occasions ratées.
Transformer une ville en carrefour ferroviaire à vitesse accélérée risque tout simplement de la liquéfier. Encore plus quand, en même temps, on renforce également la fluidification fluviale et aérienne, le tout enserré dans des logiques financières. C’est bien beau alors de se soucier du patrimoine, il risque de ne plus être qu’un patrimoine flottant.
La gare centrale comme une île au milieu des flots est une idée qui n’aurait pas déplu à Cendrars dont voici une petit extrait choisi, souligné et commenté par Paul Virilio.
(…) Gare centrale débarcadère des volontés
Carrefour des inquiétudes (…)
Dans toutes les gares je voyais partir les derniers trains
Personne ne pouvait plus partir car on ne délivrait plus de billets
et les soldats qui s’en allaient auraient bien voulu rester…
Tous les visages entrevus dans les gares
toutes les horloges
L’heure de Paris l’heure de Berlin
l’heure de Saint Pétersbourg et l’heure de toutes les gares (…)
Tous les matins on met les montres à l’heure
Le train avance et le soleil retarde (…)
La voie ferrée est une nouvelle géométrie
Syracuse Archimède
Et les soldats qui l’égorgèrent
Et les galères et les vaisseaux
Et les engins prodigieux qu’il inventa
Et toutes les tueries (…)
J’ai vu
J’ai vu les trains silencieux les trains noirs
qui revenaient de l’Extrême-Orient
et qui passaient en fantômes
Et mon œil, comme le fanal d’arrière,
court encore derrière ces trains
À Talga
cent mille blessés agonisaient
faute de soins
J’ai visité les hôpitaux de Kranoïarsk
et à Khilok nous avons croisé un long convoi
de soldats fous (…)
Blaise Cendrars : La prose du transsibérien dédiée aux musiciens. Paris 1913.
Paul Virilio qui cite et souligne ce passage le commente ainsi :
En développant, avec l’industrie des transports, la fabrique de vitesse, et en améliorant sans cesse la conductibilité des lieux et des milieux traversés, on accélère aussi leur dissolution, leur dissipation. Le développement ferroviaire et maritime de la vapeur, et du « vapeur cuirassé » ne sera pas qu’un chapitre parmi d’autres du développement industriel, il sera son essence, inséparable de l’apparition des grands empires coloniaux. Le culte de l’énergie de base et le relativisme territorial seront l’axe du système (…), la voie ferrée sera à l’origine d’un nouveau cadastre.
Paul Virilio L’insécurité du territoire Stock / Monde ouvert page pages 259-260