“Les usines ferment, les profits explosent. La République est piétinée.”
Extrait de la contribution de Michaël Gaumnitz, cinéaste, graphiste et peintre au Journal à cent voix, de Télérama qui rassemble jusqu’au 1er tour de l’élection présidentielle le journal de campagne collectif de cent personnalités du monde culturel.
La palme de la question la plus stupide qu’il m’a été donné de lire au cours de cette navrante campagne électorale d’épiciers (ou de vieux pépés comme dit Michel Serre) revient au journal Le Monde qui se demandait si un Président de la République devait être cultivé. Non seulement le Président mais l’ensemble des hommes et femmes politiques se doivent de l’être. Et non seulement eux mais chaque citoyen. Sinon à quoi sert l’école ? Le Monde confond d’ailleurs cultivé et amateur d’arts premiers ou d’art moderne. Il n’y a pas forcément besoin de cela pour être capable de dire quelque chose de sensé et de sensible lorsque qu’une tragédie frappe le pays. Ce qui n’a malheureusement pas été le cas récemment. Voir ici.
Il y a désormais des “journées citoyennes” pendant lesquelles il est loisible aux citoyens de participer au fleurissement de leur quartier. Rien contre. Le problème est que pour leur engagement démocratique pour le vivre ensemble dans la cité, ils repasseront. Car, à mesure que l’on crée des journées citoyennes, on crée des instances qui s’éloignent délibérément des citoyens ces potentiels empêcheur de décider en rond et qui installent une réalité post démocratique. C’est vrai en démocratie locale comme ailleurs.
Il y a un moment déjà que la question de l’indignation me taraude. Nous sommes quotidiennement appelés à nous indigner : Donnez-nous notre indignation quotidienne. Et on saute d’une indignation à l’autre…Il est vrai qu’il y a de quoi… Et puis, un clic de souris au bas d’une pétition, ne prend pas beaucoup de temps. Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire. Mais après ? Il en va de même pour les appels à la résistance. Depuis le temps que ça résiste, n’est-il pas temps d’un petit bilan ?
Commençons par le constat. Nous l’emprunterons à un texte d’Annie Lebrun, préface à la réédition de son livre Appel d’Air. (Editions Verdier Poche). Qu’il fasse plaisir ou non, il faut bien admettre qu’on en arrive à quelque chose comme un constat d’échec :
« Car, au cours des vingt dernières années, force est de le constater, rien n’est venu s’opposer véritablement à l’ordre des choses. A tel point que presque tous ceux qui prétendaient mener une critique sociale ne se sont nullement rendu compte de l’anachronisme de leurs armes. Trop occupés à sacrifier au rituel de leur rhétorique dont le succès aura été inversement proportionnel à son peu de prise sur le présent, ils ont continué de ne pas s’apercevoir que la donne avait complètement changé. Il ne leur est même pas venu à l’esprit de considérer que la donne avait complètement changé ».
On peut toujours dire que cela aurait pu être pire. Mais, avouons-le, il y a bien longtemps que nous n’avons pas eu le sentiment de remporter une victoire aussi petite fut-elle.
Cet ordre des choses que l’on veut rendre caduque par une révolution, quel est-il ? Quand on lance un appel à la révolution, il faut dire ce qui doit être révolu et par quoi on souhaite le remplacer. Ou du moins y travailler. On chante sur un air de flamenco, « ce n’est pas la crise, c’est le capitalisme ». C’est dansant, ludique, festif. C’est toujours ça. Mais quel rapport avec la réalité ? Qu’était alors le capitalisme des 30 glorieuses ? La question à se poser tourne bien sûr autour de l’identification, la caractérisation de cette crise. Qui est systémique. Ne vaut-il pas mieux prendre conscience que nous sommes confrontés comme le signale Michel Aglietta est une « crise d’irréversibilité », ce qui signifie qu’on ne reviendra pas à la situation antérieure, à la bonne vieille croissance dont nous avons tous la nostalgie.
Qu’est-ce qui est révolu ?
« Ce qui désormais tombe en ruine est la société industrielle fondée sur l’opposition fonctionnelle entre, d’un côté, des producteurs prolétarisés, c’est-à-dire privés de savoir-faire, et de l’autre côté, des consommateurs eux-mêmes prolétarisés parce que structurellement privés de leurs savoir-vivre : ceux-ci sont remplacés par les modèles comportementaux que standardise le marketing – et qui généralisent l’irresponsabilité. Emportés dans l’organisation systématique de l’obsolescence et de la “jetabilité”, soumis à une constante pression à la baisse exercée sur le coût d’un emploi qui n’a plus rien à voir avec un travail, producteurs et consommateurs sont devenus inexorablement insolvables »
Bernard Stiegler : Capables et incapables
Dans un article intitulé Victor Hugo maintenant !, Annie Lebrun reprend son sujet et évoque la question de l’absence d’alternative. Elle parle du « champ politique, où, de la droite à la gauche, il ne fait désormais aucun doute qu’il n’y a pas d’alternative à une crise, permettant de justifier toutes les conduites d’acceptation, voire de soumission, pour finalement ne s’occuper que de gérer une situation calamiteuse que, par là même, on travaille à installer ».
Et ce quelles que soient les appels incantatoires à la révolution.
TINA (There is no alternative)
L’anthropologue et économiste Paul Jorion explique :
« Lorsque Margaret Thatcher prononça son fameux TINA, There is no alternative !, son propos avait au moins pour lui une certaine plausibilité : la social-démocratie avait pris ses aises et une bureaucratie satisfaite régnait sur une économie que tout dynamisme avait fui. Le TINA thatchérien, rapidement rejoint par son cousin reaganien, entendait signaler la résurrection de l’initiative individuelle, le retour triomphal de l’ “entrepreneur” et du rentier, qui annonçaient ensemble des lendemains qui chantent ».
On sait ce qu’il en advint : privatisations et dérégulation, profits réquisitionnés par les actionnaires, pour les autres redistributions des gains de productivité en stagnation, installant une démesure dans l’écart des revenus au profit d’une inflation de crédits.
« TINA nous promettait un avenir meilleur et cet espoir lui assurait sa légitimité. De manière absurde, TINA est à nouveau invoqué mais pour justifier cette fois le cauchemar qui accompagne l’échec cuisant du même programme néo-libéral. Il n’existait paraît-il aucune alternative à celui-ci dans sa phase triomphante, et il n’existerait aucune alternative à sa déconfiture dans sa phase actuelle d’effondrement : austérité, rigueur et éradication de l’État-providence devraient être accueillies avec les mêmes hourrahs qui avaient salué le retour sur le podium de l’entrepreneur et du rentier ».
Bernard Stiegler, dans son dernier livre, Etats de choc, Bêtise et savoir au XXIè siècle (Essai Mille et une nuits), établit un couplage entre la logique de résistance et le programme TINA qui liquidera le temps de socialisation de la technologie en organisant l’incurie de la puissance publique.
« TINA fut la déclaration de guerre économique faite par les puissances financières internationales à la terre entière mais aussi et d’abord à la pensée et à la raison que l’on a décidé de congédier en mettant en place un entendement automatique – celui qui nous a conduits à la déraison présente ».
Tous les appels à la résistance n’y font rien et pour cause.
« Ces discours de la résistance que l’on entend encore si souvent de nos jours étaient de fait comme la confirmation qu’il n’y a pas d’alternative : ils disaient et disent toujours de nos jours que, en quelque sorte, oui, en effet, il n’y a pas aucune alternative, aucune invention à opposer à cet état de fait calamiteux, il n’y a plus rien à inventer, alors résistons tant que nous le pourrons – chacun cultivant sont petit coin de potager philosophique, artistique, etc (…) Ce dont a besoin de nos jours la jeunesse déclassée et indignée de l’être, c’est d’une pensée nouvelle, et non d’une répétition inévitablement fantasmatique de slogans historiques qui se vident d’emblée de tout contenu – c’est-à-dire de tout crédit ».
Il faut donc passer de la la logique stérile d’enfermement dans la résistance à l’invention. Qu’est ce qu’inventer ? Trouver quelque chose de nouveau. Ce qui nécessite un passage par l’imagination. Se débarrasser de son esprit borné pour libérer la vie. Pour inventer quoi ? Inventer des possibles
A moins qu’il ne faille inventer l’impossible
J’en étais arrivé là de mon texte, inventer des possibles, au sens où l’on dit aujourd’hui qu’ « une monde possible est autre » qu’est arrivée la nouvelle revue de Michel Butel L’impossible comme pour nous signifier le manque d’utopie de nos possibles. Dans le premier numéro, Yann Moulier Boutand nous annonce que « l’impossible est en cours » en nous rappelant une valeur essentielle qui nous rassemble : impossible n’est pas français.
« Les marges où nous enferment les divers sophismes du possible sont devenues si frêles et si déprimantes qu’on ne risque pas grand-chose à parier sur l’impossible. Non par bravade romantique, par goût aristocratique du panache mais “par un long, immense et raisonné dérèglement des tous les sens” qui nous permette d’arpenter ce qui se passe sous nos yeux ».
Cet impossible serait alors un ensemble de possibles déjà là mais que nous ne remarquons pas tout comme on ne voit pas la Lettre volée.
Le sociologue Immannuel Wallerstein avait défini la crise en s’appuyant sur la notion de bifurcation telle que l’utilise le physicien et chimiste Ilya Prigogine :
« Quand un système, biologique, chimique ou social, dévie trop et trop souvent de sa situation de stabilité, il ne parvient plus à retrouver l’équilibre et l’on assiste alors à une bifurcation. La situation devient chaotique, incontrôlable pour les forces qui dominaient jusqu’alors, et l’on voit émerger une lutte, non plus entre les tenants et les adversaires du système mais entre tous les acteurs pour déterminer ce qui va le remplacer (c’est moi qui souligne). Je réserve l’usage du mot crise à ce type de période ».
Immanuel Wallerstein ( Le Monde 11/10.2008)
Il y a des luttes à mener à l’intérieur même de ce qui est entrain de naître.