Une grande concertation sur le numérique à l’Ecole est lancée actuellement (du 20 janvier au 9 mars) par le ministère de l’Education Nationale. Cette concertation est ouverte à tous et non seulement aux personnels enseignants.
Ce que cette concertation sous-tend en termes de changement de métier
Les questions portent à la fois sur les aspects pédagogiques mais insistent également sur les liens avec l’extérieur. Où il apparait donc que le numérique à l’Ecole est l’occasion, comme prévu, de modifier fondamentalement le métier d’enseignant et donc les missions et le temps de présence. Il est à remarquer que plusieurs questions portent sur les liens avec l’extérieur (entreprises, parents, autres communautés au niveau national et international, etc.) mais aussi sur la disponibilité des enseignants hors du temps de cours. C’est notamment le cas des questions portant sur le suivi des élèves (“prolonger l’accompagnement et le soutien des élèves après la classe” par exemple). Mais c’est aussi ce que signifient toutes les questions sur les relations entre membres de la communauté scolaire, catégorie dans laquelle sont maintenant rangés les parents, ce qui est loin d’être sans signification. Ces parents font donc maintenant de fait partie de la “communauté éducative” au même titre que les enseignants. A cela s’ajoute toutes les relations avec l’extérieur (collectivités locales, entreprises, monde associatif) telles que décrites, il y a quelques années, lors de la mise en place des établissements ECLAIR et telles que définies dans les nouvelles missions de l’enseignant. On voit donc là se dessiner de plus en plus nettement ce nouveau métier, au temps de travail annualisé, d’éducateur et non plus d’enseignant, aux missions non seulement différentes mais accompagnées d’une lourde augmentation de la charge de travail sans augmentation de salaire, bien sûr, ce qui ne saurait, au passage, que réjouir la pensée populiste sur la question. La question est de fait épineuse même si rarement clairement abordée. Sauf, bien sûr, à repenser complètement et positivement le métier.
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Par ailleurs nulle part, dans le questionnaire, l’enseignant apparaît comme un vecteur de transmission des savoirs. L’ensemble des questions oriente finalement la concertation sur la fonction éducatrice, l’enseignant apparaissant plus comme un passeur. On retrouve là aussi une résonance avec toute l’idéologie d’une certaine frange qualifiée de “pédagogistes” (à ne surtout pas confondre avec l’ensemble du mouvement pédagogique). Si le numérique peut donner à l’élève une nouvelle autonomie et un intérêt à l’apprentissage, le risque est de transformer cet élève en “apprenant”, en oubliant que, pour pouvoir chercher avec profit de l’information et des savoirs sur le web, il faut déjà savoir réellement lire, ce qui est loin d’être le cas d’une très grande partie des élèves. Mais cela entre aussi gravement en résonance avec les nouvelles évaluations par compétence dont cette chronique a encore fait tout dernièrement état (“Ne pas marcher au pas -2 -“) : abandon de l’évaluation des connaissances remplacée par une évaluation de la “mobilisation des connaissances”, ouvrant la porte à toutes les dérives, notamment dans les enseignements scientifiques.
Cela dit, la concertation ouvre de larges portes sur des perspectives très positives en termes de modifications des méthodes de travail, de relations plus horizontales entre enseignant et élèves, ce qui ne veut pas obligatoirement dire absence de transmission des savoirs, de plus de souplesse et de dynamisme dans l’organisation des cours et, peut-être et paradoxalement, plus de liberté pédagogique pour l’enseignant et, donc, plus de place à l’imagination. A condition de ne pas oublier la nécessaire et primordiale transmission des savoirs. Un élève ne peut pas n’être qu’un “apprenant”.
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Numérique et inégalités
On connait le rôle actif de l’Education Nationale dans le renforcement des inégalités, au niveau scolaire donc a posteriori social, passant notamment par les inégalités entre établissements. Le numérique peut-il aider à vaincre ces inégalités ? La question du matériel individuel (qui possède quoi ?) reste cruellement posée et le questionnaire de cette grande concertation la prend réellement en compte. Mais, puisque le questionnaire est largement ouvert, donc ouvert aux parents, n’y-a-t-il pas un biais considérable : quels parents en ont connaissance et qui va répondre ? Par ailleurs cela pose la question de l’utilisation de ces matériels personnels, donc de l’utilisation des tablettes (très controversée) ou des téléphones portables par exemple. Or, déjà, quelques élèves peuvent les utiliser pour photographier un tableau ou téléphoner à l’extérieur dans le cadre des Travaux Personnels Encadrés, des Activités Interdisciplinaires ou autres Projets Technologiques, sous autorisation du professeur. Certains commencent également à utiliser leur propre ordinateur. Bien évidemment tout cela dans le cadre des classes de première ou de terminale. Si l’utilisation de matériels personnels n’est pas autorisée en ce qu’ils peuvent notamment représenter en terme d’inégalités, alors c’est aux établissements de fournir ces matériels aux élèves et on retrouve là la question de l’inégalité entre établissements en terme d’équipements, ou à l’intérieur même d’un établissement donné. Quels moyens seront mis à disposition aussi bien des élèves que des enseignants, qui utilisent très majoritairement leur propre matériel, que ce soit pour travailler chez eux ou parfois même dans leur établissement, au vu du niveau quantitatif et surtout qualitatif des équipements (ordinateurs trop peu nombreux, qui rament trop, mal équipés, etc.).
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Numérique, outil ou culture
L’utilisation du numérique à l’Ecole n’est de loin pas récente. La question de faire entrer l’Ecole dans une culture du numérique pose celle non seulement des nouveaux matériels mais aussi de l’utilisation pédagogique des réseaux sociaux. Elle permet un travail collaboratif (voir par exemple ici ou là) ou des échanges nationaux ou internationaux qui ne sont pas sans rappeler aux plus anciens les méthodes Freinet avec tout ce qu’elles apportaient de nouveauté et d’intérêt pédagogique. Après tout, créer un blog, fût-il un mini blog sur réseau social n’est pas différent du fait de créer un journal de classe et de l’échanger avec l’extérieur. Seule la technique change ? Pas tout à fait : les implications de l’utilisation de ces réseaux est tout autre et demande sérieuse réflexion (voir un exemple de réflexion ici ou là ) Par contre il s’agit bien aussi du risque de la perte d’écriture quoiqu’en disent les aficionados de l’utilisation de ces réseaux. Faut-il souligner qu’écrire en 140 caractères demande déjà un sacré niveau d’expression, sauf à rester dans un superficiel dont il est inutile de souligner ici les risques. Exprimer une pensée construite ne se fait pas en 140 caractères, c’est faux. Une telle utilisation doit compléter l’apprentissage de l’écriture (qui ne se fait pas qu’à l’école primaire mais tout au long de la scolarité). Or les plus grandes lacunes actuelles et les plus criantes inégalités viennent bien de ce manque de savoir lire et écrire. Et elles pèsent très lourd, notamment dans l’apprentissage des disciplines scientifiques. Les risques sont bien là et se doivent d’être pris en compte.
L’intégration de la culture numérique est donc déjà en marche. L’utilisation pédagogique des boitiers de vote (qui feront l’objet d’une prochaine chronique) en est également un exemple frappant. Là encore le meilleur et le pire (la même chose qu’à la télé) peuvent se côtoyer.
Le problème de l’Ecole reste donc toujours de ce qu’on fait et de pourquoi on le fait et non de comment on le fait. La question de la culture numérique à l’Ecole est donc une question politique et non une question technique.
Contrairement à ce qu’on peut parfois penser, la culture numérique est déjà entrée à l’Ecole par différents biais, ne serait-ce que par l’utilisation déjà ancienne des expérimentations assistées par ordinateur et autres simulations, couramment utilisées dans les disciplines scientifiques. De très nombreux enseignants utilisent déjà largement le numérique dans la recherche de ressources pédagogiques, dont celles mises en œuvre par certains de leurs collègues, par le biais d’association ou de sites institutionnels, académiques, universitaires ou autres, la construction de leurs propres ressources ou un travail collaboratif. La mise en œuvre d’Espaces Numériques de Travail est également déjà plus ou moins avancée dans les établissements.
La question se pose donc non pas dans la conversion de l’Ecole au numérique mais bien dans ce qu’il est question d’en faire, dans ce qu’elle sert de prétexte aux nouvelles orientations du métier, dans ce qu’elle porte de très positif ou de risque majeur en terme de construction ou de destruction intellectuelle ou psychique, de renforcement ou d’atténuation des inégalités, donc de pouvoir enfin briser ce plafond de verre aujourd’hui si attristant pour une large catégorie de jeunes. C’est bien là, comme souligné plus haut, une vraie question politique.
Le Gypaète barbu
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