Le numérique à l’Ecole, l’Ecole à l’ère du numérique, le thème fait depuis un certain nombre d’années l’objet de nombreuses réflexions et de nombreux colloques, universitaires ou autres. Les séminaires Sankoré [1] diffusés en 2011 sur canal U en lien avec le CERIMES [2] en sont un exemple parmi bien d’autres, comme ceux souvent cités dans cette rubrique. Si de telles réflexions sont certes pleines d’intérêt et obligent à une pensée à la fois sur ses propres pratiques et sur ce qui peut être, doit être ou sera l’avenir de l’institution, il n’en reste pas moins que l’enseignant de base, lui, se trouve confronté à une réalité souvent bien plus difficile à gérer que la production d’idées, aussi passionnantes et prometteuses d’avenir qu’elles soient.
Réalité …
L’enseignant de base de bonne volonté va se trouver confronté à la fois à la recherche des ressources nécessaires pour assurer d’une autre manière son cours du lendemain et à la réalité de son terrain parfois extrêmement difficile du point de vue des acquis de base (lecture, écriture, maîtrise du vocabulaire de base…). Cela est particulièrement vrai dans les lycées défavorisés. Entre ses désirs d’investissements pédagogiques et la réalité de la classe, la distance est parfois à l’aulne de celle qui existe entre l’organisation nécessaire pour un vrai changement et les équipements comme l’organisation réelle à disposition.
« Tous les savoirs sont aujourd’hui disponibles en ligne. Un premier enjeu de la formation au numérique consiste à pouvoir y accéder, à repérer, authentifier, évaluer les plus pertinentes des ressources, et à les utiliser, à les faire fructifier, puis à les améliorer. Il faut aujourd’hui développer des compétences nouvelles pour s’adapter, pour anticiper même cette relation à l’information : identifier, relier, classer, questionner, coopérer, collaborer, expérimenter, créer, inventer. Ces compétences essentielles à la culture numérique contemporaine sont, il faut bien le dire, encore minorées à l’école comme à l’université, qui réalisent encore des évaluations individuelles de savoirs mais ne se préoccupent pas des capacités à collaborer et à inventer de chacun.e de leurs étudiant.e.s. » Luc Dall’Armellina interviewé par Le Café Pédagogique Manifeste : l’Ecole face une révolution culturelle de Luc Dall’Armellina, manifeste déjà cité dans des rubriques du wagges.
Une approche collaborative de la pédagogie ? Parfait ! Mais comment faire avec une classe de lycée d’une trentaine d’élèves, parfois plus, en ne disposant que de paillasses ancrées au sol et d’un tableau, noir ou blanc, parfois numérique (mais dont la réelle utilisation ne change que peu le fond de la pratique) ou de 7 ordinateurs peu puissants en fond de salle ? Et ce d’autant que la capacité à « accéder, à repérer, authentifier, évaluer les plus pertinentes des ressources, et à les utiliser, à les faire fructifier, puis à les améliorer » demande aussi, il ne faut pas l’oublier, au moins de savoir lire, quoiqu’on fasse ; la motivation intellectuelle étant, sinon, obligatoirement mise à mal. Et ce d’autant plus que la faille entre l’extérieur de l’Ecole et ce qu’on y demande à l’intérieur est importante. Il est intéressant, à ce niveau de voir comment les jeunes considèrent les outils qu’il utilisent, les smartphones notamment, comme étant réservés à leur usage intime et donc peuvent percevoir comme intrusif une utilisation pédagogique. C’est en tout cas ce que montre une étude réalisée certes il y a déjà 3 ans. Et il est vrai, comme le souligne Jean-François Cerisier (directeur du département ingénierie des media pour l’éducation à l’Université de Poitiers et présentateur de cette étude au cours du séminaire Sankoré cité) que, si on parle beaucoup sur la place de l’Ecole dans le numérique, la parole est peu donnée aux principaux intéressés et peu d’études sont publiées sur leurs représentation du numérique.
Alors certes, le numérique n’échappe pas pour cela à une règle aussi ancienne. L’approche de la toxicomanie dans les années 1970 était très en retrait des représentations et des pratiques des jeunes auxquelles elle s’adressait au collège ou au lycée et l’enseignement de l’évolution ou des quelques notions sur la planète en SVT se heurte actuellement aux représentations religieuses créationnistes, clairement exprimées ou non. Mais il est bon, de temps en temps, d’avoir un certain regard sur son public.
Par ailleurs, la pratique montre que le numérique peut n’être (n’est souvent actuellement ?) qu’un outil sur lequel se projettent des idéologies et des pratiques tout à fait traditionnelles. Un exemple est donné par Jean-François Cerisier concernant le cahier de texte en ligne qui ne fait que reproduire le cahier de texte papier.
On pourrait aussi donner l’exemple de Vie scolaire.net qui impose, in fine, pour l’enseignant de mettre en ligne ses notes au jour le jour, sans plus aucune souplesse, ce qui renforce bien évidemment la pression de la note au lieu de, justement, modifier les pratiques psycho rigides du système d’évaluation, tout en renforçant le vif sentiment d’être de plus en plus contrôlé
On voit donc que le numérique en tant qu’outil ne change pas forcément le fond des pratiques là où il peut aussi être la chance d’un si nécessaire changement.
… et plafond de verre
Pour l’OS de l’enseignement se pose le problème des ressources. Là commencent les difficultés. En effet, deux choix s’offrent à lui : soit il reste dans le système des ressources simples proposées par l’institution, soit il commence à vouloir innover et entrer dans le collaboratif. Certes, certains inspecteurs, depuis peu, jouent le jeu et envoient d’utiles informations par mail, les enseignants devant alors obligatoirement ouvrir régulièrement leur boite de courrier électronique, week-end ou vacances inclus (cela leur est administrativement rappelé). Certes des sites comme eduscol proposent une masse de ressources et de liens utiles.
Mais chercher, classer et mettre en œuvre des ressources qui ne servent parfois que pour une dizaine de minutes dans un cours prend parfois jusqu’à plusieurs heures. Le problème du temps est d’autant plus un vrai problème que l’enseignant de base se trouve lui-même confronté à une masse d’informations, surtout dans certaines disciplines scientifiques, dont l’ampleur est parfois très décourageante. Et d’autant plus que ses missions dépassent de plus en plus largement la simple mission d’enseignement dont le temps se voit finalement de fait diminué.
Même si cette augmentation lourde du temps de travail fait plaisir aux habituels poujadistes et que des démagogues de service savent du coup tirer profit de ces transferts de temps, la question de l’enseignement, de la transmission des savoirs, donc de la formation de citoyens libres et pensants, et de la pédagogie associée reste fondamentalement posée.
Mais le temps est aussi celui des lycéens. Dans le cas de l’enseignement technologique, les horaires de cours peuvent aller jusqu’à 33 heures hebdomadaires. Dans une approche collaborative avec pédagogie inversée, bien évidemment très intéressante, les élèves préparent le cours à l’avance et communiquent entre eux (exemple proposé par le réseau canopé de l’académie de Besançon).
Vu le nombre de disciplines et le temps disponible hors lycée, sachant en plus les très difficiles contraintes externes subies par beaucoup d’élèves, on voit donc qu’il est impossible, dans le cadre institutionnel actuel de modifier radicalement les pratiques pour les élèves des lycées et filières évoqués, avec le risque d’un renforcement d’inégalités sociales déjà très mordantes. Donc soit les règles institutionnelles (disciplines, emplois du temps) sont modifiées avec tout ce que cela risque en termes d’abandon des savoirs traditionnels, soit les pratiques elles-mêmes entraîneront les modifications nécessaires, avec le risque de fermer ou, à l’inverse et il faut le souhaiter, la chance d’ouvrir à l’intelligence collective.
« En quoi le numérique selon vous modifie-t-il non seulement nos « outils » et nos « usages », mais notre culture à part entière ?
Il me paraît intéressant d’aborder le numérique par une anthropologie des techniques, moins centrée sur la seule technique – en voie de naturalisation – que par ses effets sur nous, car il est (au moins) :
– un dispositif généralisé de modélisation : Quoi que l’on fasse avec un ordinateur, le programme qu’on utilise (ou qu’on écrit), est un modèle plus ou moins précis d’un aspect de notre monde ou d’une représentation de nos actions sur lui. Nos régimes de croyances s’en voient transformés, car on ne croit plus tant ce qu’on a appris que ce qu’on a expérimenté .
– un miroir cognitif qui révolutionne nos rapports à la mémoire, aux temps, aux connaissances, à l’expérimentation, aux savoirs, aux relations inter-humaines. L’ordinateur peut constituer un excellent répétiteur, ce qui permet à l’enseignant de se situer ailleurs, là où sa singularité et ses compétences restent sans concurrence.
– un supraconnecteur relationnel (comme il y a des supraconducteurs) qui nous permet de tisser des liens à travers les réseaux dit sociaux et de démultiplier nos capacités à réfléchir, élaborer, créer ensemble (comme cela se pratique dans les cultures internationales du logiciel libre ou des fab-lab).
– un milieu (ré)créatif pour l’écriture qui – devenue numérique – est aussi devenue méta-écriture : à la fois calculée (ce qu’on peut lire d’un site web par exemple) et calculante (la programmation qui en permet et en génère l’affichage). Il y a aujourd’hui une grande vitalité des arts numériques, de la littérature et de la poésie numérique, elles aussi fédérées en réseaux internationaux ). » Luc Dall’Armellina interviewé par Le Café Pédagogique
Par ailleurs, les ressources purement institutionnelles utilisant le numérique sont parfois d’une pauvreté intellectuelle et pédagogique telles qu’il est vraiment impossible de les utiliser sauf à ne pas se poser de questions quant à la répétition d’un système qui a fait la preuve de son échec (ou de sa réussite ?) en matière de construction d’une pensée, et le cas là encore de certaines disciplines scientifiques est souvent caricatural. Cela vient essentiellement du fait que notre système est essentiellement basé sur la cooptation et la soumission à l’idéologie en place et non sur les compétences et donc de vrais savoirs, ce qui bloque toute avancée. Et les acteurs des structures ressources institutionnelles n’échappent pas à la règle. Ce n’est donc pas de là qu’il faut attendre les vrais changements. Mais aller à la rencontre de ceux qui innovent vraiment, ils existent, demande un réel investissement, notamment en temps. Il suffit de taper innovation pédagogique dans un moteur de recherche pour s’en rendre compte.
L’enseignant de base qui veut essayer de modifier ses pratiques et de participer à sa modeste place aux évolutions nécessaires va aussi éventuellement commencer par aller visiter les sites de personnes en vue dont la pensée lui parait intéressante. Sans vouloir donner d’exemples désobligeants la présentation de tels sites n’incitent parfois guère à aller plus loin malgré la volonté de se renseigner sur les nouvelles voies pédagogiques, pour voir et pour en tirer pour soi-même réflexion. Plafond de verre dû à la fois au sentiment de ne pas appartenir au même monde (qui, lui aussi, s’auto entretient) et à celui de ne pas avoir de toute façon les moyens théoriques et concrets de modifier ses pratiques dans le réel. Et, fortiori, pour l’enseignant de base qui ne cherche pas à penser plus loin …. (le dessin est inutile !)
Même si l’intérêt est bien réel, entrer dans le domaine sans formation de départ ou en solitaire n’est pas si aisé. A titre d’exemple créer son pad, tentant pourtant et découvert grâce aux différents colloques et séminaires cités, même si le site affirme que c’est très facile.
Dans un tel cadre on peut être à la fois très pessimiste et très optimiste tant l’atmosphère actuelle est mouvante. Il est légitime de penser que l’utilisation de l’outil lui-même modifie la façon de penser et que l’évolution sera de fait, la société étant de fait bouleversée par ces technologies du numérique. L’Education Nationale, comme la cavalerie, arrivera de toute façon. Mais la résistance au fond, elle, sera toujours du même ordre et les initiatives individuelles intelligentes qui existent ouvrent aussi les portes nouvelles.
Le Gypaète barbu.
[1] Open Sankoré se dit être Un écosystème ouvert à tous les enseignants pour la création, l’édition, la diffusion et le partage de ressources numériques éducatives libres (RNEL) et gratuites.
[2] Le CERIMES, Centre de ressources et d’information sur les multimédias pour l’enseignement supérieur est un service associé au CNDP.
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