« L’impression que la déraison domine désormais les hommes accable chacun d’entre nous. Que la rationalisation qui caractérise les sociétés industrielles conduise à la régression de la raison (comme bêtise ou comme folie), ce n’est pas une question nouvelle : Théodore Adorno et Max Horkheimer nous en avertissaient déjà en 1944 – au moment où Karl Polanyi publiait La Grande Transformation. Cette question a cependant été abandonnée, tandis qu’au tournant des années 1980, la rationalisation de toute activité, rapportée au seul critère de la « performance », était systématiquement et aveuglément orchestrée par la « révolution conservatrice » -imposant le règne » de la bêtise et de l’incurie. » Présentation en quatrième de couverture de Etats de choc – Bêtise et savoir au XXIe siècle – Bernard Stiegler – Essai – Ed. Mille et une nuits – janvier 2012
A l’heure où l’apprentissage du code informatique dès l’école primaire est à l’honneur, à l’heure où les résultats du bac cuvée 2014 vont être proclamés comme un cru d’excellence grâce aux très honteuses pratiques mises en œuvre, à l’heure où un grand syndicat enseignant publie la deuxième édition de son baromètre des personnels de l’éducation qui vaut son pesant d’or en matière de non-dit, il est bon de se reposer quelques bonnes questions, voire d’évoquer de lointains souvenirs.
Les vraies questions en effet restent encore et toujours celle du savoir, de la transmission intergénérationnelle, de l’intelligence et donc de la démocratie, actuellement éludées au profit d’une approche par compétences réduites à de pauvres savoir-faire le plus souvent abêtissants, d’une certaine vision vainement moralisatrice de l’apprentissage collaboratif (Travaux Personnels encadrés, Activités Interdisciplinaires et autres Projets Technologiques), d’un tabou, dans l’univers scolaire actuel, concernant tout ce qui peut apparaître comme pensée, comme « intellectuel » (terme devenu pratiquement indécent voire insultant) avec, en conséquence, l’anéantissement du désir en forte résonance avec ce qui se passe autant économiquement que socialement ou que politiquement (banalisation d’un esprit d’extrême droite).
Rappelons, juste pour réfléchir, quelques phrases de Bernard Stiegler dans son introduction à l’ouvrage cité plus haut :
« Ce livre vient après la crise économique provoquée en 2008 par l’effondrement de la banque Lehman Brothers, mais aussi par celui de la compagnie d’assurances AIG. Il prend appui sur les conséquences qu’il aura fallu tirer de cette crise économique d’une façon générale3, et il tente d’approfondir les leçons qui s’imposent également en ce qui concerne la responsabilité passée des universitaires en général quant aux aspects solidairement épistémiques, économiques, sociaux, psychiques, esthétiques et politiques de la crise – et plus particulièrement du côté de la philosophie et de l’économie industrielle dont la crise est celle d’une déséconomie libidinale. La thèse est que la question du savoir, de sa dimension irréductiblement instrumentale, c’est-à-dire ambiguë parce que pharmacologique, et de sa place sous cette condition dans la société industrielle, est au cœur de toutes ces questions. C’est pourquoi il s’agit aussi et par là même d’interroger le rôle à venir des universités dans la réélaboration du projet scolaire, dans le contexte du développement des technologies numériques, et dans l’invention d’une nouvelle société planétaire, fondée sur un modèle industriel où le savoir serait fondamentalement revalorisé, et non compromis et discrédité comme il l’est depuis quelques décennies dans les rapports troubles qu’il entretient avec son environnement économique, social et politique. Il s’agit par là de lutter contre ce que Paul Valéry décrivait déjà comme « la baisse de la valeur esprit». »
Qu’un examen tel que le baccalauréat n’ait plus du tout de sens – pseudo compétences évaluées, utilisation fort abusive du terme « savoirs », notation imposée a posteriori aux correcteurs par l’inspection et autres magouilles pour obtenir un pourcentage de reçus établi a priori – cela est maintenant connu de tous et la presse en a enfin fait état. Que les syndicats ne se posent que des questions « conventuelles » (lapsus calami conservé pour sa signification et sa résonance) de conditions de travail ? On connaît leur réelle fonction et leur niveau de connivence avec le pouvoir, et ce quels que soient les gouvernements. Sur ces questions comme sur d’autres, inutile de rêver, aucun changement n’est envisageable : tout a été bien trop loin. Le seul espoir résidera certainement dans des actions ponctuelles, voire individuelles, sur le terrain, envers, malgré ou avec, éventuellement, accord de l’institution.
L’apprentissage précoce du code
L’apprentissage précoce du code informatique, prônée avec force médiatisation cette fin de mois de juillet, peut apporter certes des ouvertures intéressantes. L’argument de l’apprentissage collaboratif n’est pas à négliger qui peut permettre de sortir des différents effets pervers de pédagogies, qu’elles soient traditionnelles ou dites nouvelles. Il peut aussi rendre sa personne à la personne, l’élève, le jeune, aujourd’hui trop souvent uniquement considéré à travers ses notes et surtout son adaptation à l’idéologie institutionnelle ambiante, dont le rôle de tue-désir est suffisamment marqué pour qu’il soit quand même parfois reconnu.
Par ailleurs, plongés dans cette révolution du numérique, dont on ne sait pas sur quoi elle va déboucher, sans doute le pire comme le meilleur, il est important que les futurs citoyens aient non seulement une maîtrise de l’outil mais aussi une perception plus ou moins élaborée des enjeux, c’est-à-dire tout simplement de l’usage qui peut en être fait. Il serait important, dans la mise en œuvre de ces apprentissages d’éviter les erreurs commises à une certaine époque où il s’agissait de sensibiliser les jeunes à la consommation. Les enseignants, très mal ou généralement pas du tout formés, réduisaient leur pratique et leur pensée ( ???) à la seule lecture des indications portées sur une étiquette, confortés en ce sens par leur hiérarchie, là où ou on pouvait en fait décrypter des évolutions économiques, sociales et politiques qui auraient pourtant été fort utiles à l’élaboration d’un telle pensée. Ce sera d’ailleurs aussi tout l’enjeu du développement des études par l’apprentissage.
Une question fondamentale reste donc celle de la raison ou de la déraison, en rappelant ce qu’écrit Bernard Stiegler: « Passer à l’acte de la raison, ce qu’Aristote appelait la noése, c’est précisément et avant tout lutter contre une déraison qui se manifeste sous de multiples formes – entre bêtise et folie prospérant sur le terrain de l’ignorance, du fantasme et, de nos jours, de l’exploitation industrielle de la pulsion1, c’est-à-dire comme extension planétaire et universalisation de ce que Gilles Deleuze décrit comme une bassesse. » (op. cité)
Une autre question autant fondamentale que pratique est de savoir comment un tel apprentissage du code peut s’inscrire dans une structure d’enseignement basé sur un enseignement disciplinaire. Et donc que faire des enseignements fondamentaux ? Et comment éviter les dérives dangereuses qu’on connait actuellement sur les activités non disciplinaires telles que citées plus haut. Ce serait donc tout le système et grand nombre de pratiques qu’il faudrait changer. C’est là pourtant une des ouvertures que permettrait l’enseignement du code : une porte sur l’intelligence.
Entre la raison et la magie : Faut-il enseigner le code ? C’est l’intitulé d’un article de Bruno Devauchelle dans Le Café Pédagogique, qui pousse à quelques intéressantes réflexions. Dont extrait ci-dessous dans le paragraphe intitulé Le code, un fondamental ? :
« Toutefois la question initiale (quelle place pour le code ?) est troublée par la dimension sociale associée à la revendication d’un enseignement du code : la reconnaissance institutionnelle, un enseignement et les besoins d’une filière professionnelle. Si on situe ce questionnement dans le contexte plus large du sens du système scolaire, alors apparaît la notion de “savoir fondamental”. Vouloir enseigner le code dès le primaire et tout au long de la scolarité, c’est penser que le fondamental c’est ce par quoi il faut commencer (Michel Fabre a bien démontré ce rapprochement comme abusif). Or il semble que le fondamental soit d’abord ce qui doit rester d’un apprentissage lorsqu’on veut le rendre opérationnel. Autrement dit ce qui est fondamental dans un apprentissage c’est ce qui va être aisément mobilisable dans les situations quotidiennes. Rappelons-nous tout ce que nous avons appris à l’école jusqu’à la fin de nos études et que depuis nous avons oublié… enfoui, grisé, voire noirci. Observons tout ce que depuis la sortie d’un système formel d’enseignement nous avons acquis et que nous continuons de pouvoir mobiliser au quotidien. Analysons enfin tout ce que nous apprenons au cours de notre jeunesse dans le non scolaire et qui nous sert tout au long de la vie. C’est bien la place de la scolarisation dans la construction de nos connaissances qu’il est question. »
Qu’il soit permis ici d’apporter un contrepoint très provocateur à ce qui vient d’être cité en reprenant une des pages consacrée à Rabelais dans l’édition 1963 du Lagarde et Michard si décrié. Ce tome, consacré au XVIe siècle, suivait celui consacré au Moyen-âge, les deux constituant alors une partie du programme de la classe de troisième (à lire ici, présentation et notes de bas de page comprises). Il n’est pas question, ici, d’entamer un polémique sur l’enseignement du français, encore moins sur l’intérêt ou l’inopportunité d’un tel manuel, mais simplement de jeter un coup d’œil en arrière, pour rappeler quand même que l’on vient de quelque part, ce qui fait actuellement cruellement défaut, aussi bien d’ailleurs, et peut-être encore plus, en ce qui concerne les disciplines scientifiques, l’histoire des sciences étant totalement éludée des programmes.
L’homme ne vit pas sans son histoire, sa négation empêchant d’une manière ou d’une autre sa propre construction.
Le Gypaète barbu