et une recette de grenouilles à la nage
Tout le monde connaît Alice au pays des merveilles. Bruno et Sylvie, dernier roman de Lewis Carroll est, lui, beaucoup moins connu. Or, Lewis Carroll nous y entraîne dans une double histoire dont les éléments s’enroulent, se superposent, dans une logique d’un autre monde, d’un « Pays du dehors », le passage du réel, du monde adulte, au monde du « rêve » se faisant comme on peut passer d’un univers à l’autre dans certaines situations de rêve éveillé.
Intéressant, ce qu’écrit Gilles Deleuze : “ Dans Alice, les choses se passent en profondeur et en hauteur : les souterrains, les terriers, les galeries, les explosions, les chutes, les monstres, les nourritures, mais aussi ce qui vient du haut ou est aspiré vers le haut comme le chat du Cheschire. Dans le Miroir, il y a au contraire une étonnante conquête des surfaces (…) : on ne s’enfonce plus, on glisse, surface plane du miroir ou du jeu d’échecs, même les monstres deviennent latéraux. Pour la première fois, la littérature se déclare ainsi art des surfaces, arpentage de plans. Avec Sylvie et Bruno, c’est encore autre chose (peut-être préfiguré par Humpty Dumpty dans le Miroir) : deux surfaces coexistent avec deux histoires contiguës et l’on dirait que ces deux surfaces s’enroulent de telle sorte qu’on passe d’une histoire à l’autre, tandis qu’elle disparaissent d’un côté pour réapparaître de l’autre, comme si le jeu d’échecs était devenu sphérique. ”
(Deuxième volume de “Textes et entretiens” cité par Robert Maggiori – Libération 23 octobre 2003 Deleuze chez Alice – qu’on peut trouver ici ou ici )
Le chapitre XXIV s’intitule « Festin pour l’anniversaire de la grenouille ». On y voit Bruno, assis, « en train d’amuser une petite grenouille », en vain. « L’est sourd. C’est sûr ! » conclut-il avant de préparer le goûter des grenouilles et le spectacle théâtral, « Des bouts de Shakespeare » qui devaient continuer la fête.
CHAPITRE XXIV
FESTIN POUR L’ANNIVERSAIRE DE LA GRENOUILLE
Et c’est ainsi que, exactement une semaine après que mes amis-fées se furent transformées en enfants, je fis une dernière promenade dans le bois, avec l’espoir de les rencontrer encore une fois. Je n’eus qu’à m’étendre sur l’herbe tendre, et le sentiment de «fantastique» m’envahit immédiatement.
« Penchez très bas votre oreille, dit Bruno, j’ vais vous dire un secret ! C’est la fête d’anniversaire de la Grenouille, et on a perdu le bébé !
– Quel bébé ? dis-je, un peu ahuri par ces nouvelles compliquées.
– Le bébé de la Reine, ‘videment ! dit Bruno. Le bébé de Titania. Et on est bien tristes. Sylvie est désolée, mais désolée !
– A quel point est-elle désolée ? demandai-je malicieusement.
– A soixante-dix centimètres, répondit Bruno avec un parfait sérieux. Et je suis un peu désolé aussi, ajouta-t-il, en fermant les yeux pour que je ne voie pas qu’il souriait.
– Et qu’allez-vous faire pour le bébé ?
– Eh bien les soldats le cherchent — dans tous les sens — partout.
– Les soldats ? m’exclamai-je.
– Sûr, dit Bruno. Quand ils ont pas de bataille à faire, ils se mettent un peu à tout, vous savez. »
L’idée que la recherche d’un bébé royal fût qualifiée de « se mettre un peu à tout » m’amusait. « Mais comment avez-vous fait pour le perdre ? » demandai-je.
– On l’a mis dans une fleur, expliqua, les yeux pleins de larmes, Sylvie, qui venait de nous rejoindre. Seulement on a oublié dans quelle fleur !
– Elle dit que c’est nous qu’on l’a mis et qu’on l’a zoublié, interrompit Bruno, parce qu’elle veut pas que je me fasse gronder. Mais c’est moi vraiment qui l’ai mis là. Sylvie ramassait des prisquenlits.
– Tu ne devrais pas dire ” on l’a zoublié “, remarqua très gravement Sylvie.
– Bon, houblié alors, dit Bruno. Je peux jamais me rappeler ce sacré h aspiré.
– Je vais vous aider à le chercher, dis-je. Et Sylvie et moi ” partîmes à la découverte ” parmi les fleurs ; mais on n’y voyait aucun bébé.
– Où est passé Bruno ? dis-je, après avoir terminé notre tour d’inspection.
– Il est dans la rigole là-bas, en train d’amuser une petite grenouille. »
– J’allai le chercher à quatre pattes, car j’étais fort curieux de savoir comment on fait pour amuser les petites grenouilles. Après une minute de recherche, je trouvai Bruno assis au bord de la rigole, à côté de la petite grenouille, l’air mécontent.
« Comment ça marche, Bruno ? dis-je en hochant la tête comme il levait les yeux.
– J’ peux pas l’amuser plus longtemps, répondit Bruno lugubrement. Y veut pas dire que qu’il aimerait faire après ! Je lui ai montré toutes les lentilles d’eau, et un ver luisant vivant — mais y disait rien ! Qu’est-ce— qu’est-ce que t’aimerait ? hurla-t-il dans l’oreille de la grenouille : mais la petite créature restait assise bien tranquillement, sans lui prêter la moindre attention. L’est sourd, c’est sûr ! soupira Bruno en se détournant. …
… – Et qu’est-ce qui va se passer au théâtre ? demandai-je.
– D’abord elles auront le goûter d’anniversaire, dit Sylvie, et puis Bruno leur dira quelques bouts de Shakespeare ; et puis il leur racontera une histoire.
– Je présume que les grenouilles préfèrent le goûter, non ?
– Eh bien, en général, très peu en ont. Elles ferment leur bouche si serré ! Et c’est aussi bien comme cela, ajouta-t-elle, parce que Bruno aime faire la cuisine tout seul ; et il fait une cuisine très bizarre. Maintenant elles sont toutes entrées. Voudriez-vous juste m’aider à leur mettre la tête du bon côté ? » Nous eûmes bientôt accompli cette partie du travail, pendant que les grenouilles ne cessaient de coasser leur mécontentement. « Que disent-elles ? demandai-je à Sylvie.
– Elles demandent du “coca”. C’est idiot de leur part. Vous n’en aurez pas ! annonça-t-elle avec quelque sévérité. Vous allez avoir à goûter. Celles qui en veulent n’ont qu’à ouvrir la bouche, et Bruno mettra quelque chose dedans !
A ce moment apparut Bruno, avec un petit tablier blanc pour montrer qu’il était cuisinier, et portant une soupière remplie d’une soupe de très bizarre apparence. Je l’observai soigneusement se mouvoir parmi les grenouilles, mais je ne pus voir la moindre d’entre elles ouvrir la bouche pour recevoir de la nourriture, à l’exception d’une très jeune, qui, j’en suis presque sûr, le fit accidentellement, en bâillant. Alors Bruno lui enfourna une grande cuillerée de soupe, et la pauvre petite chose se mit à tousser violemment pendant un certain temps.
Sylvie et moi dûmes donc nous partager la soupe et faire semblant de l’aimer, car c’était vraiment une très étrange cuisine.
Je n’osai en prendre qu’une seule cuillerée (« Soupe estivale de Sylvie » l’avait appelée Bruno), et je dois sincèrement confesser que ce n’était pas bon du tout. Je ne me sentis donc nullement surpris que tant d’invitées aient fermé si obstinément la bouche.
« C’est une soupe à quoi, Bruno ? » dit Sylvie, qui en avait pris une cuillerée et faisait depuis une grosse grimace.
Et la réponse de Bruno était tout sauf encourageante : « Des bouts de trucs !»
Extrait de Sylvie et Bruno – Lewis Carrol – Seuil Ed. – Trad. Fanny Deleuze _ 1972
Si, dans le monde imaginaire de l’enfance des grenouilles peuvent écouter du Shakespeare, dans le monde réel ce sont elles qui sont dégustées. D’un envers à l’autre !
Recette : Grenouilles à la nage
Une soupe de grenouilles ! Cette recette est dérivée d’une recette gauloise. Dans son Grand Dictionnaire de Cuisine, Alexandre Dumas fait aussi état de tels potages « qui sont fort sains et dont même quelques dames usent pour entretenir la fraîcheur de leur teint. »
Ingrédients
cuisses de grenouilles désossées (6 à 8 par personne)
trois verres de cidre brut
trois feuilles de sauge
graines de paradis (maniguette)
miel d’acacia ou toutes fleurs (une cuillérée)
15 cl de crème fraîche
Préparation
Préparer une marinade avec deux verres de cidre, deux feuilles de sauge, quelques grains de maniguette. Y plonger les cuisses de grenouilles en réservant cependant les plus grosses pour une cuisson sautée.
Cuisson
Passer la marinade dans une casserole. Saler. Ajouter une cuillérée de miel. L’amener à ébullition et y pocher rapidement la moitié des cuisses. Réserver les cuisses. Rajouter une à deux cuillérées à soupe de crème fraîche entière. Laisser épaissir quelques minutes. Lier éventuellement avec une noisette de beurre. Rajouter les cuisses. Réserver au chaud.
Dans une poêle, verser un filet d’huile d’olive. Faire sauter rapidement les cuisses de plus grosse taille réservées auparavant.
Dressage
Dans une assiette creuse, verser 15 cl de nage. Disposer en couronne ou sur le dessus les cuisses poêlées. Parsemer de ciboulette ciselée. On peut également décorer d’une petite tranche de pain grillée ou d’une petite croquette de pois chiche.
Pierre-Marie Théveniaud