L’article « Peut-on être amical avec ses élèves ? Hommage à Jean-Pierre Vernant », publié le 4 janvier 2014 par Mara Goyet sur son blog du journal Le Monde (ici) a suscité quelques réactions intéressantes en ce qu’elles révèlent de fausse polémique et de masquage de la réalité actuelle par déplacement du discours, notamment sur la question du tutoiement.
Or, actuellement, le tutoiement des élèves par les enseignants ou l’administration est de rigueur. Il est aussi de rigueur par les examinateurs du baccalauréat. Mais ce tutoiement n’a plus du tout le même sens que celui employé dans les années 1970, effet de la complicité dont parle Jean-Pierre Vernant ou de celle qui peut s’établir lorsqu’on passe une dizaine d’heures par semaine pendant deux ans avec des élèves à partager des choses difficiles. Il n’est que le résultat d’une fausse distance. D’ailleurs sa réciprocité est objet de sanction, vécue qu’elle est comme atteinte fondamentale à l’autorité. Mais quelle autorité ? de qui ? et dans quel but ? Par ailleurs qui tutoie-t-on de droit sinon les enfants ! Ce tutoiement actuel est donc fondamentalement la marque de l’infantilisation des élèves dans un faux rapport de pouvoir, donc celle du blocage de leur développement personnel (cf. les notions d’exosquelette et d’endosquelette développée par Miguel Benasayag et abordées dans une chronique précédente “Ecole : performance et contre performance organisée.”. A l’inverse, le vouvoiement appuyé et idéologique peut n’être aussi qu’une marque de pouvoir et de crainte. La vraie question n’est donc pas là.
« Il faut commencer par cesser d’être professeur pour pouvoir l’être. Cela signifie obligatoirement – à mon avis c’est une idée grecque- que toute relation sociale, avec une classe comme avec le groupe dans lequel on s’est engagé dans la Résistance, implique un ciment qui est l’amitié. Cet élément fondamental est le sentiment d’une complicité, d’une communauté essentielle sur les choses les plus importantes. Dans le rapport du professeur avec ses élèves, c’est le fait de partager une certaine idée de ce que doit être quelqu’un, d’avoir en commun une certaine forme de sensibilité, d’accueil à autrui, de s’accorder sur l’idée qu’être autre signifie aussi être semblable. » Jean-Pierre Vernant cité par Mara GOYET.
Deux commentaires publiés sur le blog qui ne sont pas sans signification de ce que peuvent ressentir des enseignants aujourd’hui, même si ressenti ne vaut pas analyse :
« On ne peut être amical avec les élèves d’aujourd’hui : ils regardent les enseignants avec moquerie, voire mépris. C’est le SAVOIR en général qui n’a plus de valeur à leurs yeux. Sots sont les enseignants qui mendient leur respect. L’école surprotège ces jeunes dont les lendemains vont vite déchanter »
« Plus vrai que jamais : « Il faut commencer par cesser d’être professeur pour pouvoir l’être. » Le mépris et les moqueries sont des critiques envers une certaine conception du métier, longtemps dominante, mais qui n’est plus « possible » aujourd’hui. Cette conception devient de plus en plus souvent un obstacle à l’exercice serein du métier. Ce qui était une solution est devenu un problème »
Pour qui a pu enseigner vers les années 1970, la question de la distance ne se posait pas, même, et parfois surtout, hors des lycées de la bourgeoisie de l’époque. Le tutoiement était de rigueur, dans les deux sens. La complicité pouvait être grande dans le travail comme dans son analyse, les conseils de classe étant très très loin de ce qui peut être vécu actuellement (en pratique une simple officine de basse évaluation chiffrée). La distance n’en était pas moins la bonne, chacun étant à sa place pour des objectifs partagés. Las, le temps est très loin et la faillite du système peut peut-être aussi être due, en partie, au fait que les élèves ne sont finalement plus des êtres mais simplement des élèves et leurs professeurs simplement des professeurs. Le vrai problème, contrairement à des pays comme la Finlande souvent citée, est le réel manque de considération de notre pays pour sa jeunesse, quel que soit le secteur. Il ne fait pas vraiment bon être jeune aujourd’hui.
La démagogie n’est pas forcément là où on se plait à la penser et à la dire. Les fausses distances sont peut-être aussi le moyen, par le déni, de renforcer la principale caractéristique de notre système éducatif qui est de créer toujours plus d’inégalité. Souhaitons que les réformes engagées, si elles peuvent cependant être réellement mises en œuvre, permettent de casser les faux rapports et remettent à l’honneur la bonne distance grâce à de nouveaux modes d’enseignement permis entre autres par le numérique.
Le Gypaète barbu.