Michel Serres / Bernard Stiegler : « Pourquoi nous n’apprendrons plus comme avant. »

Pour ne pas rentrer idiot, on peut voir le dialogue qui s’est déroulé à l’Académie française, sous l’égide de Philosophie magazine, entre Michel Serres et Bernard Stiegler dont l’intitulé est repris en titre de cette chronique. Le lien vers l’intégrale de l’entretien se trouve à la fin du texte. Le questionnement des deux philosophes ne peut pas ne pas entrer en résonance avec le quotidien de tout enseignant qui refuse de se vivre comme un OS de l’Education Nationale.

La révolution numérique bouleverse complètement notre rapport au savoir. Michel Serres et Bernard Stiegler parcourent dans cet entretien divers aspects  de cette révolution qui, si elle peut nous aliéner, peut aussi ouvrir des portes nouvelles vers une intelligence dont on peut malheureusement parfois penser que l’institution scolaire à beaucoup fait dernièrement pour l’enterrer, concourant grandement en cela aux différentes atteintes que subit notre jeunesse. Les enjeux sont de taille.

Révolution numérique et savoir

Pour de nombreuses raisons le cours magistral, lieu de transmission d’un savoir académique unique, a fait son temps. Il n’est d’ailleurs plus pratiqué, au moins jusqu’au bac et au moins tel qu’on a pu le connaître il y a quelques décennies, même si certains y restent ou croient y rester attachés. A en croire Michel Serres, d’ailleurs, si, en université, un professeur enseignait 80% du savoir qu’il avait lui-même acquis, ce pourcentage est tombé aujourd’hui à 20%. De fait, à tous les niveaux de l’école, si on pouvait effectivement considérer le professeur comme le seul possesseur du savoir, ce n’est plus aujourd’hui le cas. Internet, ouvert théoriquement à tous, permet, théoriquement à tous, d’être confronté à des savoirs multiples. Il n’existe plus un savoir mais des savoirs. La rapidité de l’évolution technique permet un accès à une masse d’information jamais connue jusqu’à présent et ce pratiquement à la vitesse de la lumière. La vitesse de l’évolution des techniques implique également une vitesse de construction et d’évolution des savoirs très difficile à suivre pour un enseignant. Or élèves et professeurs demandent des certitudes d’un savoir établi. Il est très difficile, et cela a toujours été, que ce soit en cours, face à des élèves, ou en formation d’enseignants, donc face à des professeurs, d’introduire une telle approche de l’incertitude qui est pourtant le fondamental d’une démarche scientifique.

Si la révolution numérique change la nature du savoir, elle change aussi le cerveau de celui qui apprend (le sujet du savoir). La question de la plasticité du cerveau et de l’action sur ce cerveau des techniques utilisées n’est  jamais abordée, en dehors de cercles restreints, sauf à reprendre le  temps de cerveau disponible pour Coca-cola cher à Patrick Le Lay, ex pdg de TF1. Or, l’utilisation du numérique modifie les zones du cerveau sollicitées, comme pour toute activité d’ailleurs, qu’elle soit d’écriture, de musique ou autre. L’IRM fonctionnelle a permis de beaucoup apprendre en termes de fonctionnement cérébral. Et l’effet est loin d’être négatif si on sait le prendre en compte.

Mais la vraie question est celle de la soumission de ce savoir à l’économie et au politique alors même que la monde académique, celui de l’institution scolaire dans son ensemble, ne semble pas en avoir conscience. La question n’est pas nouvelle. Il suffit de regarder les programmes scolaires pour voir clairement comment leur contenu est soumis au politique et à l’économique, avec la complicité de beaucoup, y compris celle des rédacteurs de manuels. L’exemple le plus criant concerne l’enseignement de savoirs dans les domaines de l’alimentation et de la santé (donc concernant particulièrement les programmes et manuels de biologie humaine ou de SVT) dont les contenus informatifs (on ne peut plus parler de savoirs) ont été directement et clairement fabriqués, et parfois même directement distribués, par l’industrie agro-alimentaire, grâce à ses agences marketing,  pour être repris au niveau aussi bien de l’école que du collège que du lycée, internet et télévision étant par ailleurs massivement bombardés. Le vide en terme de formation des enseignants dans le domaine a permis un tel envahissement, avec d’ailleurs la complicité consciente ou inconsciente de presque tous. La question de la soumission n’est donc pas nouvelle.

Par contre, comme l’affirme Bernard Stiegler, on se trouve actuellement à une croisée des chemins. Le numérique n’est pas encore totalement et exclusivement soumis aux logiques industrielles. Il est encore possible de l’investir autrement, sortant des logiques purement commerciales, notamment de façon à ce que la jeunesse, si maltraitée actuellement, puisse avoir les moyens d’une citoyenneté très gravement mise en danger actuellement. Or, la fonction première de l’enseignant est bien de permettre à des enfants et des jeunes de se constituer une pensée libre et autonome. Cette fonction fondamentale reste donc et doit rester, contrairement à des craintes parfois exprimées, éventuellement être restaurée, sauf à ne pas vouloir l’assumer et à se laisser passivement aller. Contrairement à ce qui peut être pensé et vécu, la révolution numérique avec l’abandon plus ou moins important du cours magistral à contenu unique, ne change pas fondamentalement le métier d’enseignant. Elle offre justement au contraire la possibilité pour ces enseignants de se réapproprier une fonction que depuis deux ou trois décennies, l’institution s’échine à leur enlever.

Réalité du quotidien et solutions d’avenir

Le gypaète barbu

Vous retrouverez l’intégrale du dialogue sur le site de Philosophie Magazine.
A lire sur le wagges en particulier : Une chance pour sauver l’école et l’ensemble de nos chroniques

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