Lors des rencontres JEUNESSE, EDUCATION, AVENIR du 9 juin 2012 organisées par Ars Industrialis au Théâtre de la Colline, Bernard Stiegler affirmait que l’enfance était en danger du fait d’une intoxication mentale et physique produite par notre économie. Si les analyses sont maintenant très largement partagées quant à l’impact de la télévision en tant qu’écran et en tant que contenus sur les cerveaux ( le fameux « temps de cerveau disponible » pour les messages publicitaires de Patrick Le Lay lorsqu’il était président de TF1) il reste effectivement à trouver, concrètement, les solutions thérapeutiques qui permettront de redonner de l’intelligence et, ainsi, de sauver notre jeunesse. Une thérapeutique est-elle encore possible ? Grâce aux technologies du numérique ? Alors pour qui ? Dans quelles conditions ? Dans quel environnement ? En évitant quelle toxicité ? A quel prix ?
La gravité des troubles est effectivement maintenant largement connue : destruction de l’attention, non de l’attention réflexe mais de l’attention informationnelle donc de la pensée, déficit grave dans l’acquisition du langage, comportements addictifs aux écrans ou aux SMS, diminution du temps de sommeil avec toutes ses conséquences, échecs scolaires, effondrement du désir, etc. Les progrès de la neurophysiologie et de la psychophysiologie sont là d’une grande importance. On peut lire à ce propos le livre de Michel Desmurget, chercheur à l’INSERM, TV Lobotomie. La vérité scientifique sur les effets de la télévision (Paris : Max Milo, 2011) ou visionner sa conférence).
Certes, un certain nombre d’actions sont menées ici où là avec de nombreuses réflexions sur l’utilisation des outils du numérique (jusqu’à l’utilisation, discutable par ailleurs des ordinateurs, voire de twitter très tôt à l’école primaire). Mais beaucoup de problèmes concrets se posent aussi. Le premier est celui du temps, présent d’ailleurs à plusieurs niveaux (l’absence dramatique de maîtrise de la notion de temps, donc de celle de durée, par des élèves de lycée, même de terminale, sera abordée lors d’une prochaine chronique sur le temps scolaire). En effet, il faudra beaucoup de temps pour remettre à l’endroit tout ce qui a été détruit pendant plusieurs décennies (12 ans, 15 ans si on considère qu’il faut tout reprendre au tout début de l’école, ce qui sera obligatoirement le cas ?). En pratique, , il faudrait donc attendre une bonne douzaine d’années les effets d’une thérapeutique, si tant est d’ailleurs qu’elle puisse être mise en œuvre dans l’urgence nécessaire. Que fait-on alors de la partie de jeunesse actuellement sur les bancs du collège ou du lycée et qui peuvent apparaître comme sacrifiés du fait de la destruction intellectuelle et psychique dont ils ont été régulièrement l’objet, avec la complicité de l’institution comme souvent dénoncé dans cette chronique ?
Comment lutter également chez ces jeunes contre les lourds déficits de langage qui se sont mis en place très précocement ? Cela a été souligné depuis longtemps dans cette chronique, mais l’état de fait a encore largement empiré depuis l’une des toutes premières (voir à ce propos la chronique de juillet 2008 « Des mots pour ne pas pouvoir le dire »). Un mail de l’époque, envoyé par un étudiant niveau bac + 2 à son enseignant avait encore un sens et pouvait être, avec un léger effort, compris de tous (« Alor deja j’ai recu aucun mail, apart celui du tuteur qu’il ma demander mes disponibilité auquel j’y ai répondu point »). Il arrive maintenant que des copies de lycéens ne soient qu’une suite de mots incompréhensibles en eux-mêmes et placés au hasard dans une succession totalement a-structurée.
Comment rattraper les déficits attentionnels ? On sait certes maintenant que le cerveau a une certain niveau de plasticité, mais est-on sûr de la récupération ? Qu’en est-il des traces morphologiques -déficit neuronaux- laissées par l’intoxication psychique que peuvent mettre en évidence, par exemple, les techniques d’IRM fonctionnelle ?
Comment réhabiliter les savoirs ? Comment lutter contre des contenus des programmes d’enseignement qui, dans certains cas, ont été clairement construits par des entreprises multinationales (par exemple celles de l’agro-alimentaire) qui ont largement profité du manque de formation et ont très clairement ciblé ce qu’elles appelaient, il y a plus de 20 ans maintenant, les professions relais, dont les enseignants, en monopolisant la production et la diffusion de connaissances dans une approche liée au marketing ? Pourra-t-on se donner les moyens de déprolétariser le monde enseignant ? Et, surtout, combien de temps cela prendra-t-il ?
Comment reprendre le sens de la vie, réinjecter du désir d’apprendre là où une grande partie de la jeunesse est en retrait et, pour une partie d’entre elle, littéralement « hors du temps », c’est-à-dire sans projection , donc sans désir ?
L’école, au sens large du terme, ne pourra s’en sortir seule. Seule une politique nationale qui prendra en compte l’ensemble des éléments permettra réellement de soigner notre jeunesse. Certes, une marge d’espoir s’ouvre politiquement en cette fin d’année scolaire. Mais il restera à être très vigilant. L’espoir ne sera d’ailleurs certainement que dans une mobilisation de la jeunesse elle-même qui, elle, est en tête de la pratique numérique. Mais à condition qu’elle soit réellement accompagnée et que le travail fait auprès d’elle par les différents acteurs, enseignants, éducateurs, politiques et tous les autres, y compris les médias, soit réellement considéré comme un travail de soin.
Le Gypaète barbu