“Il faut enseigner le doute” … “Faut pas les (les jeunes) laisser gober n’importe quoi.” “C’est pas une caisse de bourrage de crâne, la classe ; ça doit pas être ça !” François Jarraud, rédacteur en chef du “café pédagogique” – L’instant M – Sonia Devillers – France Inter – 28/11/2016 – :
Ces mots de François Jarraud à propos de l’enseignement de l’histoire et de son rapport au grand récit national. Ils rentrent curieusement en résonance avec un documentaire d’Anne Georget récemment diffusé sur Arte les 10 octobre et 25 novembre derniers : Cholestérol, le grand bluff, que tout enseignant en SVT, biologie humaine ou sciences médico-sociales devrait visionner.
On pourrait penser qu’évoquer le rôle de l’Éducation nationale dans la diffusion de masse de la doxa sur le cholestérol n’est plus d’actualité. Mais cette “histoire”, ce “récit”, devrait constituer une vive mise en garde à l’heure où des conventions sont signées entre l’Éducation Nationale et les grandes multinationales du numérique et des données (Microsoft et autres GAFA dont Amazon pour l’apprentissage de la lecture). La même histoire ?
Ce documentaire est un excellent exemple de la manipulation de données scientifiques concomitant à un marketing extrêmement agressif :
Les techniques sont toujours les mêmes et sont encore mises en œuvre aujourd’hui dans d’autres domaines que celui de l’agroalimentaire dans ce cas du cholestérol : choix des données de base, choix des publications scientifiques avec élimination de celles qui “ne conviennent pas”, discrédit des chercheurs indépendants, voire blocage de carrières et autres méthodes encore moins dicibles (dont des menaces diverses et directes), le tout avec, la plupart du temps, la complicité des pouvoirs publics :
Les pratiques sont à la hauteur des enjeux économiques. C’était le cas pour le cholestérol en ce que le discours pseudo scientifique a modifié complètement comportements alimentaires, offre restrictive de produits à l’appui, et prescriptions médicales, les populations étant convaincues finalement du risque de mourir. Ce récit a été soutenu par l’Éducation Nationale qui a fondé ses programmes sur celui directement offert par l’industrie agroalimentaire.
Éducation Nationale et éducation à l’alimentation
L’Éducation Nationale a donc eu, et a toujours, une très grande responsabilité dans le domaine. En effet, les géants de l’agroalimentaire (Astra Calvé, c’est-à-dire Unilever, Nestlé France entre autres) ont compris très tôt (années 1970-1980 l’intérêt de cibler les professions relais (enseignants, médecins généralistes, infirmiers, travailleurs sociaux, etc.) en plus d’un marketing très agressif dirigé vers la population générale. Ils ont donc produits des documents pédagogiques dans lesquels les données scientifiques sélectionnées ne contredisaient absolument pas leur doxa en termes de nutrition concernant l’obésité et les risques de maladies cardio-vasculaires liés au cholestérol.
Visionner le documentaire, notamment la partie consacrée à l’analyse de la comparaison des taux de mortalité cardiovasculaire en fonction de la consommation en cholestérol et d’acides gras saturés et aux études de Framingham peut rappeler le contenu d’un certain cours qui a toujours présenté ces données :
Or proposer une analyse critique de l’étude des sept pays ou citer l’étude de Framingham (analysés 30 ans après dans le documentaire) et dire qu’en diminuant le taux de cholestérol on pouvait augmenter la mortalité*, était alors très hétérodoxe et marqueur d’une marginalité très indisciplinée dans l’institution, ce qui n’a pas toujours valu que des soutiens à l’auteur de ce cours, au point d’une nécessité de divorce avec consentement mutuel. Il y allait, et il y va toujours, d’une ferme volonté d’intégrité intellectuelle et scientifique. Nul, a priori, n’est obligé de ne jouer que le rôle de roue de transmission des doxa industrielles. Il est vrai cependant que l’institution ne rend pas autonome dans la mesure ou le recrutement comme la carrière éventuelle dépend fortement de la soumission au discours officiel d’enseignants “en place” et d’inspecteurs trop marqués.
Dans ce cas, les enjeux économiques en matière de produits allégés, de matières grasses végétales, de consultations de spécialistes et de médicaments anticholestérolémiants étaient bien trop importants, se chiffrant au total en milliards de francs. Des récits équivalents ont été propagés concernant l’intérêt du petit-déjeuner ; dans ce cas les industriels impliqués étaient notamment Kellogg’s et Nestlé, fabricants de céréales pour petit-déjeuner, bien que la qualité nutritionnelle de leurs produits ait pu être contestée. C’est ainsi que formation des enseignants et contenu des programmes scolaires ont de fait repris, sans se poser aucune question, le discours faussement scientifique, ou pour le moins orienté, imposé par la doxa de ces grandes multinationales dont les objectifs ne sont quand même que de vendre leurs produits et de faire le plus de profit possible, dans des pratiques où tous les coups sont permis. Le rôle de l’inspection et de l’inspection générale est là plus que contestable, ce que dans d’autres temps et d’autres mœurs on aurait appelé une “alliance objective”.
Les nouveaux enjeux
Les domaines de l’histoire et de l’alimentation ont été ici évoqués. Ce ne sont malheureusement pas les seuls exemples de la fonction de roue de transmission jouée par l’Éducation Nationale. Il suffit d’évoquer le récit autour du nucléaire et l’ensemble des documents pédagogiques fournis par EDF à l’époque. Or l’enseignement des sciences se devrait de donner les fondamentaux de savoirs et de raisonnement permettant aux jeunes d’apprendre ce qu’est une approche scientifique indépendante et d’en acquérir l’esprit (et cela n’est aucunement contradictoire avec des approches pédagogiques dites encore nouvelles sans ne l’être plus, bien au contraire !). Quoiqu’il soit parfois affirmé quant à l’enseignement des Sciences de la vie et de la terre qui se veut expérimental et basé sur le raisonnement, cela n’est pas non plus le cas dans cette matière. Faire apprendre des recettes ou des techniques ce n’est pas former des scientifiques. Les études PISA confirment une fois de plus, récemment, notre retard en la matière, retard qui s’accroît, même si l’institution fournit quelques élites au-dessus du lot international.
Mais le grand enjeu actuel réside dans l’intégration dans le monde du numérique. L’enseignement scientifique est là particulièrement touché dans la mesure où la fusion entre scientifique et technologique est presque de nature incestueuse. Les évolutions technologiques, du fait du numérique, se sont accélérées d’une manière foudroyante. Les algorithmes ont déjà pris le pouvoir faisant de l’individu un produit, un profil qui fait de lui un individu virtuel figurant dans le catalogue des Big Data (lire à ce sujet : “L’Homme nu, la dictature invisible du numérique” -Marc Dugain et Christophe Labbé – Robert Laffont Plon Ed. – avril 2016).
Or cet enjeu n’est plus de la même nature que ceux des décennies précédentes du fait de ce qu’on appelle la disruption, phénomène d’accélération de l’innovation qui prend toujours de vitesse les sociétés et institutions en leur imposant un modèle qui détruit les structures sociales au profit de la data économie.
“La disruption est ce qui va plus vite que toute volonté individuelle aussi bien que collective, des consommateurs aux dirigeants politiques aussi bien qu’économiques. Comme elle prend de vitesse les individus à travers les doubles numériques ou profils à partir desquels elle satisfait des désirs qui n’ont jamais été exprimés, et qui sont en réalité des substituts grégaires privant les individus de leur propre existence en précédant toujours leurs volontés, que, du même coup, elle vide de sens, tout en nourrissant les modèles d’affaire de la data économie, la disruption prend de vitesse les organisations sociales qui ne parviennent à l’appréhender que lorsqu’elle est déjà devenue du passé : toujours trop tard.” Bernard Stiegler – Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ? Les Liens qui Libèrent – mai 2016
On le voit, la révolution numérique ne révolutionne pas que les technologies. Les nouveaux enjeux sont (au-delà de la toute puissance insidieuse et déjà installée des GAFA) de nature telle qu’ils font déjà entrevoir à certains la fin de ce qu’on appelle l’anthropocène. Il serait urgent que l’Éducation Nationale se mette à réfléchir sur le sujet, sur les conséquences de la data économie, sur les conséquences en terme d’enseignement, et ce dans une optique réellement pluridisciplinaire. En ce qui concerne l’enseignement scientifique, il serait urgent de changer de cap et de sortir d’une approche purement technologique, qualifiée plus haut d’incestueuse, et d’une trop grande complicité avec le monde économique. L’Éducation Nationale n’est pas une roue de transmission des différents pouvoirs. Il ne s’agit même plus d’une simple question de démocratie, tant on est aujourd’hui bien au delà.
Le Gypaète barbu
* D’après Framingham, le minimum de risque pour des femmes de 65 ans se situe à 2,65 g.L-1, valeur en dessous de laquelle on voit augmenter le risque de cancer. Sans compter les risques de dénutrition liés à des régimes hypocholestérolémiants. Or il fallait enseigner une valeur normale de 2, donc délétère. De la même manière il fallait officiellement enseigner que les maladies cardiovasculaires étaient la première cause de mortalité, ce qui est faux si on utilise des données de première main ou simplement les données de l’Institut National de la Veille Sanitaire (INVS) et qu’on en propose une analyse catégorielle (hommes, femmes, âge) et qu’on élimine pas d’autres causes comme le suicide, première cause dans certaines classes d’âge. Mais les inspecteurs ont-ils jamais été eux-mêmes ne serait-ce que jeter un coup d’œil sur ces données ?
** Les extraits vidéo sont tous tirés de Cholestérol, le grand bluff
Pour lire et relire les anciennes chroniques :
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