L’aventure d’une baigneuse (Italo Calvino)

et sa recette de filets de rougets et beignets de calamars aux asperges et tomates semi sèches.

Aventures est un recueil d’une série de nouvelles qui abordent les difficultés éprouvées par les personnages dans leur rencontre avec l’autre, mais aussi, par contrepoint, le rapport à soi. L’une de ces nouvelles « La baigneuse », écrite en 1951, est la troisième d’une première partie intitulée « Les amours difficiles », la deuxième partie étant, elle, intitulée « La vie difficile ».

Italo-Calvino

Dans  « La baigneuse » le personnage, féminin, se trouve dans une situation extrêmement gênante pour elle : nageant pas très loin de la plage elle s’aperçoit qu’elle a perdu le bas de son maillot de bain, bas qui demeure introuvable dans le trouble du fond de mer. Toute la nouvelle tourne autour des conséquences de cet état de fait : impossibilité de sortir de l’eau,  nouveau et ambigu rapport au corps, difficultés à demander l’aide nécessaire, absence de confiance dans les autres, certitude de l’intention de leur regard … Italo Calvino met son lecteur dans une position assez intéressante qui mêle la compassion pour la gêne que ressent le personnage et le sentiment qu’il est impossible de lui venir en aide  du fait de son attitude, surtout dans une telle situation. Son rapport au corps (Isotta est un peu à la mesure des baigneuses de Renoir) tient, là aussi, le lecteur à distance respectueuse (mais au sens propre du terme) de son personnage. Même lorsqu’enfin, après de longues heures dans l’eau accrochée à une bouée, un pêcheur et son fils viennent la délivrer, elle n’arrive pas à penser qu’ils viennent pour elle. Le retour sur terre termine la nouvelle avec l’évocation des pêcheurs qui préparent le poisson et travaillent leur jardin, cueillant les asperges et mettant les tomates à sécher.

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« Mme Isotta Barbarino, qui se baignait sur la plage de***, fut victime d’un contretemps déplorable. Nageant au large, elle songeait qu’il était l’heure de rentrer et faisait demi-tour lorsqu’elle s’aperçut d’un malheur sans remède : elle avait perdu son maillot.

Venait-elle juste de le perdre, ou nageait-elle ainsi depuis un moment, elle n’aurait su le dire ; du deux-pièces qu’elle portait, il ne lui restait que le soutien-gorge. Un mouvement de hanche avait dû faire sauter quelque bouton et le slip avait glissé, comme un bout de chiffon informe. Il flottait peut-être là, tout près, en dessous d’elle ; elle plongea, dans l’espoir de le retrouver, mais le souffle lui manqua ; seules de vagues ombres vertes vacillaient sous son regard. …

… Le deux-pièces, elle le portait ce matin pour la première fois et, sur la plage, au milieu de gens qu’elle ne connaissait pas, elle avait éprouvé un peu de gêne. En revanche, à peine dans l’eau, elle s’était sentie heureuse, plus libre dans ses mouvements ; elle nageait avec davantage d’ardeur. Isotta aimait les longues baignades au large, moins par goût de l’exploit sportif — elle était grassouillette, et plutôt nonchalante — que pour le plaisir de vivre au contact de l’eau, d’appartenir à cette vaste mer tranquille. Le maillot neuf lui procurait justement cette impression, au point que sa première idée, en nageant, fut : « C’est comme si j’étais nue. » Seule la vue de la plage grouillante l’inquiétait : ses futures relations de vacances allaient tirer de son deux-pièces des conclusions qu’ensuite elles seraient forcées de corriger ; pas tellement une appréciation morale, puisque à présent sur les plages on ne voyait plus d’autre costume ; mais, par exemple, on la jugerait sportive, ou à la page, alors que dans le fond Isotta était toute simple, une femme d’intérieur. …

… Isotta se remit à nager de la même façon hybride, le corps enfoncé le plus profond possible ; de temps à autre, sans s’arrêter, elle tournait la tête pour s’épier du coin de l’œil : à chaque déploiement de ses bras, les formes opulentes de sa personne se trouvaient mises en lumière dans leurs contours les plus identifiables et les plus secrets. Elle avait beau se démener, nager en tous sens et de toutes les façons, se tordre afin de se surprendre dans une position, sous un éclairage nouveau, pivoter sur elle-même, toujours cette nudité agressive la suivait. Elle s’évertuait à fuir loin de son propre corps, comme pour écarter une personne chère qu’elle se découvrait incapable de préserver dans une heure de grand péril et qu’il ne restait plus qu’à abandonner à son sort. Pourtant, ce corps généreux, ce corps irrécusable, n’avait-il pas été bien souvent sa fierté, la source de sa joie? Seul un enchaînement aberrant de circonstances pouvait faire de lui une cause de honte. …

… L’homme et l’enfant, installés à l’arrière, leurs mains à plat sur leurs genoux, souriaient ; le petit, tout ébouriffé, pouvait avoir dans les huit ans ; il ouvrait des yeux tout ronds, avec une grimace ébahie de poulain ; l’homme, le cheveu raide et grisonnant, le corps rouge brique et les muscles allongés, gardait sur ses lèvres, où pendait un mégot éteint, un petit sourire un peu triste. Isotta se demanda si les deux pêcheurs, en la voyant vêtue, ne tâchaient pas de se rappeler comment elle était, dans l’eau ; mais cela ne la gênait pas. Quelqu’un devait finir par la voir ; elle n’était pas mécontente que ce fussent ces deux-là, même s’ils avaient éprouvé curiosité et plaisir.

L’homme pilotait le canot vers la plage, en longeant le môle, le quartier du port, les jardinets du bordde mer. Aux gens du rivage, ils devaient faire l’effet, tous trois, d’une famille de pêcheurs qui revenait du large, comme chaque soir. Le long du quai s’alignaient les maisonnettes grises avec, sur le devant, accrochés à des pieux, de grands filets rouges ; au fond des barques amarrées, des gamins puisaient les poissons couleur de plomb qu’ils tendaient aux filles debout, immobiles, tenant appuyées à leur hanche des panières basses, carrées ; quelques hommes parés de minuscules boucles d’oreilles d’or, assis par terre, jambes écartées, raccommodaient ou teignaient d’interminables chaluts ; près d’eux, dans des sortes de niches, bouillonnaient de pleines bassines de tanin ; des murettes de pierre sèche entouraient les bouts de jardins inclinés vers la mer, où des barques gisaient de-ci de-là, entre deux planches de légumes ; des femmes, serrant des clous entre leurs lèvres, aidaient leurs maris allongés sous la quille à boucher quelque voie d’eau ; à l’appui des maisons rosés, des appentis abritaient les couches de tomates fendues, saupoudrées de gros sel, mises à sécher sur des claies ; des enfants grattaient parmi les plants d’asperges, en quête de vers de terre ; quelque vieux, armé d’un pulvérisateur, passait les néfliers à l’insecticide ; les melons jaunes se gonflaient sous le couvert des feuilles râpeuses ; des grand-mères faisaient frire dans des padelles calamars, polypes ou fleurs de courges enrobés de farine ; des chalutiers en construction dressaient leur proue dans une bonne senteur de sciure fraîche ; des apprentis calfats s’étaient pris de querelle et se menaçaient de leurs longs pinceaux noirs de goudron ; là-bas, commençait la plage, avec ses châteaux et ses volcans de sable désertés par les enfants.

Isotta, assise dans la barque en compagnie des deux pêcheurs, affublée de cette extravagante robe verte à ramages, eût aimé, au fond, que le voyage se prolongeât encore un peu. Mais déjà le canot pointait vers le rivage où les garçons de bain emportaient les dernières chaises longues ; l’homme restait le dos courbé sur le moteur : un dos rouge brique que barraient les saillies de l’épine dorsale et dont la peau rude et salée frémissait, parcourue comme d’un soupir. »

Italo Calvino – Aventures – Les amours difficiles – L’aventure d’une baigneuse

Recette :

Filets de rougets grillés et anneaux de calamar frits aux asperges, courgettes blanches et tomates demi-sèches.

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Ingrédients (par personne) :

Deux filets de rouget, trois calamars, cinq têtes d’asperge, une demi courgette blanche (de petite taille), une demi tomate séchée (ou trois si ce sont des tomates cerises).

Préparation :

Cuire les asperges à l’eau de manière classique.

Préparer une vinaigrette avec un mélange d’huile d’olive et de vinaigre aux agrumes.

Faire fondre doucement les courgettes blanches à la poêle dans un fond d’huile d’olive  en faisant attention à les garder assez fermes.

Poêler 5 à 7 mn les filets de rouget dans un peu d’huile d’olive. Déglacer avec  une infusion légère d’origan (deux pincées infusées 30 secondes si l’origan est sec pour éviter un goût trop fort). Remettre les filets. Réserver au chaud.

Tremper les calamars dans un pâte à beignet (dans la farine de laquelle on aura rajouté une cuillère à dessert de cucurma) et les frire.

Dressage :

Sur une assiette chaude, disposer côte à côte les deux  filets de rouget. Disposer à côté les  trois beignets de calamar. Disposer ensuite les cinq têtes d’asperge et à côté cinq bâtonnets de courgette, puis la demi tomate séchée (un quart de tomate si elle est de taille plus importante). Arroser les rougets d’un filet de jus de bourrache du déglaçage. Arroser les têtes d’asperge de la vinaigrette aux agrumes et les courgettes d’un filet de jus de citron.

Pierre-Marie Théveniaud

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