La lecture sur écran rend-elle stupide ?

« La rame vint s’immobiliser contre le quai en crissant de tous ses freins. Guylain s’arracha à la ligne blanche et escalada le marchepied. L’étroit strapontin à droite de la porte l’attendait. Il préférait la dureté de l’abattant orangé au moelleux des banquettes. Avec le temps, le strapontin avait fini par faire partie du rituel. L’acte d’abaisser son assise avait quelque chose de symbolique qui le rassurait. Alors que le wagon s’ébranlait, il tira de la serviette de cuir qui ne le quittait jamais la chemise cartonnée. Il l’entrouvrit avec précaution et exhuma d’entre les deux buvards rose bonbon qui s’y trouvaient un premier feuillet. …

… Peu à peu le silence se fit dans la rame. Parfois des « chut » réprobateurs retentissaient pour faire taire les quelques conversations qui peinaient à s’éteindre. Alors, comme tous les matins, après un dernier raclement de gorge, Guylain se mit à lire à haute voix…

… Tandis que le jour naissant venait s’écraser sur les vitres embuées, le texte s’écoulait de sa bouche en un long filet de syllabes, entrecoupé ça et là de silences dans lesquels s’engouffrait le bruit du train en marche. Pour tous les voyageurs présents dans la rame, il était le liseur, ce type étrange qui, tous les jours de la semaine, parcourait à haute et intelligible voix les quelques pages tirées de sa serviette. » (Jean-Paul Didierlaurent – Le liseur du 6h27 – Folio 2015)[i]

Ecran waggesA l’heure de l’extension des activités interdisciplinaires et du tout numérique à l’Ecole, la question de la lecture se pose de manière plus cruciale du fait de la prise d’importance de la lecture sur écran dans ce cadre. Dans beaucoup d’écoles l’utilisation des tablettes est maintenant entrée dans les mœurs pédagogiques au même titre que celle des ordinateurs l’était et l’est encore, recherches sur Google aidant. Il faut également prendre en compte la lecture sur écran hors de l’école, du collège ou du lycée sur tablettes et autres Smartphones. La question se pose donc de ces nouvelles formes de lecture, de ce qu’elles produisent en termes d’objectifs (lecture industrielle), de la manière dont est pris en compte le lecteur, comme de ce que cela implique comme apprentissage de nouvelles techniques de lecture ou de production d’écrit, avec surtout, en fond, le type de société sous-tendu.

La question de la lecture se pose depuis longtemps. C’est, d’après Alain Giffard, depuis 1990 qu’on constate le déclin de la lecture de l’imprimé, crise quantitative et crise du savoir-lire, évalué par l’Education Nationale, en France, mais aussi partout dans le monde. Mais crise déjà dénoncée par Guy Debord[ii] dans ses commentaires sur la société du spectacle (1988). Les difficultés de lecture ne sont donc pas liées à l’apparition de la lecture numérique. Mais, par contre, c’est dans le cadre de cette dégradation de la lecture imprimée qu’elle survient.

La question renvoie aux effets sur le lecteur d’une telle technique de lecture. Si la lecture s’appuie sur un trépied -concentration, compréhension et mémorisation-, elle fait que le lecteur va pouvoir utiliser le contenu de lecture pour lui-même, se l’appropriant, l’incorporant, pour le réutiliser a posteriori dans sa réflexion, dans la constitution de sa pensée propre, bref dans sa vie. Le «rendre idiot » renvoie donc au lecteur lui-même dans la mesure où il n’est plus en mesure de s’approprier les contenus de lecture. C’est une des problématiques de la lecture numérique dans ce qu’elle peut avoir de délétère, dans ce que Giffard appelle les lectures industrielles. Tout enseignant est directement concerné (et pas seulement les professeurs de français mais a fortiori tous ceux qui sont impliqués dans les activités interdisciplinaires quel que soit le nom qui leur est attribué) dans la mesure où les travaux effectués sont essentiellement basés sur des recherches sur internet, donc sur de la lecture numérique.

« La lecture sur écran rend idiot, anatomie d’une idée reçue ». Extrait d’un débat à la BPI, centre Pompidou, le 2 novembre 2015.

La lecture industrielle est en lien serré avec ce qu’on appelle l’économie de l’attention. Dans les lectures industrielles il n’est pas question de vendre au lecteur un contenu qui lui permette de construire sa propre réflexion mais de vendre au marketing des profils de lecteurs. Google, pour ne pas le citer, vit sur ces ventes de profil. Le risque de la numérisation d’ouvrages et de la mise à disposition par des sociétés de vente multinationales de produits de lecture choisis par eux-mêmes est, à l’égal, celui de fournir des produits qui correspondent à une telle société, basée sur une telle économie. Il s’agit de faire du lecteur un consommateur, hors de ce que peut comporter l’acte de lecture sur imprimé. La grande question des bandeaux et des animations écrans est un exemple même de dispersion de l’attention, l’esprit étant en permanence sollicité par un « objet » extérieur au contenu premier, objet a priori de la lecture. Il y a donc un détournement permanent de l’attention qui fait que le lecteur ne peut se concentrer sur ce contenu premier. (La technique n’est pas nouvelle et c’est d’ailleurs là-dessus qu’a toujours joué le marketing. En marchandisage, l’objet est bien de détourner l’attention de l’acheteur vers le produit qu’on veut lui faire acheter ; c’était la technique classique des années 90 de la faute d’orthographe volontaire sur un affichage par exemple). L’incapacité actuelle, réelle ou affirmée, de lire un long texte est une bonne illustration de cette destruction de l’attention. Le fait que la lecture sur écran ne soit plus, a priori, une lecture linéaire, ce qui a par ailleurs ses avantages (cf. les infographies sur la presse web), est aussi un facteur de cette dispersion et de cette difficulté de mémorisation. La lecture numérique s’accompagne d’une surcharge cognitive qui submerge le lecteur. Celui-ci, détourné de son objectif premier, est inconsciemment dirigé vers d’autres objectifs qui, eux, ne lui appartiennent pas.

Or au départ, la lecture numérique permettait une lecture hypertexte, donc de faire des liens, mais des liens prenant sens par rapport au texte. Elle permet par ailleurs un ajout de contenu multimédia (son, vidéo, animations, …) qui, eux aussi prennent sens par rapport au contenu de ce qui est lu. Mais on est moins, là, de la lecture industrielle par laquelle on est malheureusement très déterminés.

« La lecture sur écran rend idiot, anatomie d’une idée reçue »

En réalité on est aujourd’hui dans une situation de pluralité de lecture, dont aussi une lecture numérique qui s’élève au niveau du cahier des charges de la lecture classique (réflexion, constitution d’une mémoire personnelle pour une utilisation ultérieure, consciente ou inconsciente des contenus ainsi acquis). La question est donc plus du type de société vers laquelle on veut aller que la lecture sur écran en elle-même. A la fois pour le concepteur (auteur, producteur), pour le lecteur individuel, mais surtout pour une institution telle que l’Education Nationale dont on peut penser qu’elle ne la se pose pas suffisamment. Le grand rôle de l’Ecole aujourd’hui est donc aussi d’apprendre la lecture numérique, donc de fournir aux élèves les compétences nécessaires. La lecture numérique ne remplace pas la lecture de l’imprimé mais elle suppose d’autres compétences et présente d’autres intérêts qu’il faut investir, sans quoi ce sera la lecture industrielle qui occupera tout l’espace.

La lecture numérique n’est donc pas forcément une lecture industrielle à laquelle on peut échapper. L’élève n’est pas seulement lecteur, il est (ou en tout cas l’école a pour rôle aussi de lui donner les moyens d’être) auteur ou concepteur, notamment dans les activités interdisciplinaires. Il est donc important de lui donner les compétences qui lui permettent de penser sa production, non en terme seulement d’efficacité médiatique (ou de pseudo efficacité en réalité) mais aussi en terme d’idéologie sous-tendue (vers quel type de lecture on s’oriente), donc vers quel type de société on veut aller. Et là la question de la dispersion et de la capacité de concentration, donc d’appréhension de compréhension, d’internalisation et donc d’intelligence se pose.

On retrouve donc l’éternelle question de la formation de citoyens dans une société démocratique. Car c’est vraiment la question de la démocratie qui se pose avec cette question de lecture industrielle et de capacité individuelle ou non à lire et à produire soi-même, à quelque niveau que ce soit.

Le Gypaète barbu

A suivre : La lecture sur écran rend-elle idiot 2 : apprendre à lire et à écrire numérique.

Pour lire et relire les anciennes chroniques :
dans l’ordre chronologique : ici
dans l’ordre chronologique inverse : ici

[i] Les feuillets que lit chaque jour Guylain sont sauvés par lui du pilon où il travaille

[ii] « En 1967, j’ai montré dans un livre, La Société du Spectacle, ce que le spectacle moderne était déjà essentiellement : le règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable, et l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagnent ce règne… … Il n’est donc pas surprenant que, dès l’enfance, les écoliers aillent facilement commencer, et avec enthousiasme, par le Savoir Absolu de l’informatique tandis qu’ils ignorent toujours davantage la lecture, qui exige un véritable jugement à toutes les lignes ; et qui seule aussi peu donner accès à la vaste expérience humaine antéspectaculaire. Car la conversation est presque morte, et bientôt le seront beaucoup de ceux qui savaient parler. » Guy Debord – Commentaires sur la société du spectacle – 1988 – Ed. G. Lébovici

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