“Ces faits sont une gifle qui nous punit de notre disparition collective. Ils nous montrent cruellement à quel point le rôle qui devrait être le nôtre dans la société n’a pas été tenu depuis plus de dix ans, quand les caricaturistes, eux, tenaient le terrain.” (*)
Pour tous ceux qui ont un certain âge, Hara Kiri et, plus tard, Charlie Hebdo, représentaient effectivement un esprit libertaire, comme d’un seul coup tout le monde se trouve à le dire et à le partager , bien trop souvent bien trop hypocritement. Comme si un certain discours, plus ou moins pétainiste mais finalement assez répandu sous diverses formes, ne clamait pas haut et fort depuis plusieurs années que le laxisme induit par mai 68 était à l’origine de la dégradation de l’Education Nationale et qu’il fallait donc rétablir une certaine forme d’ordre moral ainsi détruit. Sans compter la démagogie ambiante, emplie d’une approche marketing et d’une fausse réalité idéologiquement quoiqu’insidieusement marquée. Alors, tous Charlie ?
“Un fonctionnaire ça obéit ou ça va vendre des carottes !” Il est bon de rappeler une fois de plus cette injonction d’un personnel de direction. Le problème est donc bien celui de marcher ou non au pas. La question est bien celle de la résignation, du silence, de l’obéissance, voire de l’auto censure. La question est bien celle de la liberté de penser, liberté refusée aux enseignants car pris dans des carcans pseudo pédagogiques plus ou moins attrayants mais à l’apparence moderniste et ouverte, donc tentante. Que ce soit dans les contenus de programmes ou dans l’approche de nouvelles méthodes pédagogiques, numérique aidant pour la façade. Mais liberté refusée également de fait aux élèves qu’on enferme, eux, dans le carcan de la note et à qui on distille des contenus très souvent orientés, en tout cas à qui,trop souvent, on ne donne pas les vrais savoirs, à qui on supprime les acquis fondamentaux, qui seuls permettent de comprendre consécutivement le monde et de se construire une pensée propre.
Les exemples seraient nombreux. Quelques uns ont déjà été soulignés dans cette chronique. Certaines filières sont cependant plus propices à la destruction psychique. C’est le cas par exemple de l’enseignement dit “technologique”, et plus particulièrement dans les disciplines scientifiques de la filière Sciences et Techniques Sanitaires et Sociales. Il suffit de voir les programmes et de lire les manuels de Biologie Humaine et Physiopathologie, de mettre en rapport ces programmes et les programmes de Physique Chimie et de Mathématiques, pour comprendre d’un coup d’œil cette cohérence d’ensemble qui conduit à une totale impossibilité, pour tous ceux qui suivent une telle filière, d’apprendre quoi que ce soit sans autre chose qu’une terrible confusion. On peut, à titre d’exemple, citer ce cours sur le cancer d’un manuel qui donne à penser aux élèves que l’origine de la cancérigénisation d’une cellule vient du fait que son propriétaire mange trop de graisses et pas assez de fruits et de légumes (sic !!!) ce qui est scientifiquement faux car confondant mécanisme cellulaire et facteur de risque dans une approche épidémiologique. Par contre on pourra, dans un paragraphe immédiatement suivant intitulé “origine et prévention du cancer”, leur proposer une très très sommaire description de l’action des proto-oncogènes (gènes impliqués les mécanismes à l’origine de la division anarchique des cellules cancéreuses) et de l’apoptose (mort cellulaire programmée), sans qu’ils n’aient en aucune manière les savoirs et les moyens de seulement comprendre les termes employés. Nous sommes là au cœur de la ségrégation scolaire et de la distillation d’une approche idéologique perverse. Ce n’est là qu’un exemple ponctuel alors que l’ensemble du programme du cycle terminal est construit sur ce mode. Par contre, d’histoire des sciences, de la fonction et de la position des sciences, et de la biologie en particulier, dans la société actuelle, de ce qui se prépare ou de bioéthique point. Comme si sciences et techniques étaient neutres et hors de l’histoire !
La gravité des choses est bien là, dans cette construction et dans ce à quoi elle aboutit. Cela dit, l’enseignement scientifique des sections du même nom ne vaut guère mieux qui propose par contre un tel niveau que beaucoup ne s’y retrouvent pas, la différence se situant essentiellement dans la capacité d’apprendre. On pourrait reprendre aussi le langage ésotérique, dépourvu de vrai sens et souvent en “usine à gaz”, des nouvelles méthodes d’évaluation dites par compétences dont il faudra bien un jour qu’une vraie analyse en soit faite.
Oui, et heureusement un certain nombre le font, la seule manière de résister est, contrairement à ce qui est demandé aux enseignants, de vouloir à tout prix (et OUI il y a aussi un prix à payer pour cela dans l’institution), de vouloir donc à tout prix se battre pour l’intelligence, de continuer dans une vraie insolence pour ceux qui la pratiquent, de refuser de marcher au pas et de donner aux élèves tous les moyens de penser par eux-mêmes, et donc surtout de vrais savoirs, quelles que soient les méthodes employées. C’est à ce seul prix que l’institution participera de nouveau à la formation de citoyens libres et capables de penser, donc de participer à la constitution de cette démocratie dont, d’un seul coup, il apparait qu’elle doive être défendue.
Il y a des jours, comme cela, où on aimerait savoir dessiner.
Le Gypaète barbu
* A lire : “Intellectuels, l’heure du réveil a sonné Trop silencieux, les chercheurs doivent redonner enfin de la voix” Le Monde – journal électronique – 11/01/2015