Folle évaluation, orientations et servitude volontaire

« Les chiffres sont là pour nous faire taire alors qu’ils devraient être là pour nous faire parler et s’il n’y a pas de dialogue, s’il n’y a cette possibilité pour le citoyen de parler, de comprendre, d’analyser de manière souveraine, alors on en vient, au nom des chiffres finalement, à produire une servitude volontaire, une soumission sociale librement consentie. »

Ces paroles sont celles de Roland Gori dans l’émission de France Inter Parenthèse du 30 octobre 2011.(disponible jusqu’au 25/07/2014)

Certes Roland Gori parlait de la folie de l’évaluation dans la société en général. Mais l’école n’échappe pas plus à la folle évaluation qu’elle n’échappe au néolibéralisme mis en place depuis quelques années dans l’institution. A y regarder de près, l’Education Nationale n’est plus qu’un rouage du système, la servitude volontaire ayant aussi gagné ses rangs, élèves comme professeurs, ce qui est quand même un paradoxe plus que gênant. On peut y voir là la perte de la fonction la plus essentielle de tout enseignement, à l’encontre de ce qu’étaient les idéaux de démocratie. (cf. chronique précédente « Quand le passé percute le présent pour aider à réfléchir ! »

Conseils de classe et orientation : La parole bannie

Les fins de trimestre se terminent rituellement par les conseils de classe. Il y a une quarantaine d’années, même si ce n’était pas le cas de tous les lycées, les conseils de classe pouvaient être le moment à une équipe pédagogique et une classe entière de faire un vrai bilan. Aujourd’hui l’élève n’est pratiquement plus qu’une courbe vidéoprojetée sur un mur plus ou moins blanc, grâce aux logiciels de notation. Les notes étant mises et coefficientées par les enseignants, le logiciel n’a plus qu’à calculer moyennes, médianes, courbe de l’élève et courbe de la classe, bien au delà de la simple fiche manuelle dont image ci-dessus. En effet, la courbe s’accompagne d’observations en deux lignes que l’enseignant n’a même plus le loisir de commenter. Bref ! Il faut faire bref ! Il est même possible de faire appel à des banques d’appréciations, établies par certains collègues fiers d’eux et qui ne se posent aucune question sur la gravité des choses. Servitude et pensée, cohabitation impossible ! Dans ce cadre il est alors de bonne démagogie d’en faire un livre bien marketé. (« Les bulletins scolaires, quel cauchemar ! » de Jean-Baptiste Alméras). A quand par contre un livre sur « On ne demande qu’à en rire » et autres émissions à jury ?

A l’opposé il est beaucoup plus intéressant de regarder avec attention le film de Philippe Troyon « Les désorientés » présenté par Mediapart  et dont on peut tirer quelques citations qui donnent à réfléchir.

N’entend-on pas, en voix off, en introduction avant la séquence consacrée au conseil de classe : « L’élève ne se résume pas à un système de notation, à une courbe, à une statistique. L’élève est une personne. » ?
Et plus loin, en contrepoint saisissant : « Tu sais que l’avis est donné en fonction des résultats ! » Et le spectateur d’entendre « la vie » !!!

Les témoignages proposés devraient faire réfléchir. En tout cas il n’est pas possible, à leur écoute, de ne pas faire le lien avec ce que dit aussi Roland Gori (émission citée) :

« La pensée ne peut pas se réduire aux chiffres. Cela veut dire, si vous voulez aussi, que l’idéologie d’une culture du résultat, nous savions que cette idéologie était sans culture, nous savons aussi aujourd’hui qu’elle est sans résultat, ou du moins sans résultat autre que l’humiliation des individus.»

Mais, au moins, les conseils de classe ne durent plus longtemps, puisque la parole y est enfermée, voire interdite, celle des professeurs comme, a fortiori, celle des délégués des élèves. D’ailleurs lorsqu’on pose à ces derniers la question rituelle de ce qu’ils ont à dire, ils répondent souvent « rien », et parfois « on sait qu’on est bavards, qu’on a pas travaillé, on va faire un effort ». Dès que la parole sort de ce cadre, ils s’entendent dire que le conseil de classe n’en est pas le lieu. Ce qui est vrai pour les élèves l’est aussi pour les enseignants. Il y a là, quelques décennies après leur création, une vraie perversion de ces conseils, déjà soupçonnée d’ailleurs à l’époque, dans la droite ligne de ce qui se passe dans nos sociétés d’évaluation managériale.

« Le cours de la parole a inexorablement chuté. Dans la fabrique des subjectivités comme dans la construction de l’espace démocratique, la parole a perdu de sa dignité, l’homme de parole de sa fierté. Cette dévalorisation continue de la parole s’est réalisée au profit de sa composante la plus technique, instrumentale et numérique : l’information. »
Roland Gori – La dignité de penser – Les liens qui libèrent Ed.

La parole n’existant plus, ne restent que les résultats donnés par la machine. Exit toute interprétation. Exit donc a fortiori toute interprétation humaine, toute complexité, sauf, assez souvent, celle faussement mise en avant d’un savoir-être qui ne fait que mesurer le niveau d’adaptation à la norme imposée.

Le terrorisme de l’évaluation

Il n’est plus rare du tout, lorsqu’on analyse avec des élèves les résultats de leur évaluation (plus souvent appelés contrôles !!!) de voir qu’ils répondent faux là où ils connaissaient la réponse juste. Lorsqu’on essaie de leur faire en exprimer le pourquoi, la réponse est toujours la même : la réponse à laquelle ils pensent, puisqu’ils la pensent, ne peut être que fausse. Ils donnent donc une réponse différente de la leur, réponse qui, elle, par conséquence, doit être juste. Dramatique sentiment incorporé de dévalorisation. Certes la confusion engendrée par les programmes-marketing n’y est pas pour rien puisque, contrairement à ce qui est affirmé et comme cela a souvent été souligné dans cette chronique, elle entraîne une absence totale de maîtrise des données. En effet, les pré-requis sont souvent fournis, notamment dans les disciplines scientifiques expérimentales, après les notions demandées, parfois une à deux années après, ce qui est quand même un lourd paradoxe. On demande donc aux élèves de raisonner et d’apprendre sans avoir les éléments de base les plus élémentaires, donc sans en avoir les moyens. L’accumulation d’immenses lacunes, remontant jusqu’à l’école primaire, sanctionnée par des évaluations notées dont le sens a été complètement perdu, entraîne des séries de scores dont la faiblesse permanente, ou le niveau totalement artificiel fort bien perçu par l’élève, ne peut qu’avoir un effet totalement délétère. On en arrive donc à ce que l’élève s’identifie pleinement à sa note. Je suis nul parce que j’ai des notes nulles. Or il est devenu impossible de faire autre chose dans le cadre actuel des évaluations, dans certaines filières et certains établissements. Sauf à mettre en place des systèmes pervers comme celui qui l’a été dans les filières de Sciences et Techniques Sanitaires et Sociales ou à adapter a posteriori les notes à un pourcentage préétabli, comme cela peut se faire au baccalauréat.

C’est l ‘évaluation qui crée l’élève. Celui-ci se conforme à ce qu’on lui demande. Et lorsque la seule demande, que ce soit dans une activité ou dans un sujet de bac, est de recopier ce qu’il vient de lire même sans en comprendre le premier mot, donc finalement d’être bête, il ne faut plus s’étonner. Il y aurait grand intérêt, pour les enseignants, à méditer ce paragraphe extrait de La tyrannie de l’évaluation d’Angélique del Rey aux Editions de La Découverte :

« Or, s’il est vrai que l’évaluation se développe avec un système de contrôle qui assujettit les individus, ceux-ci n’existent pas en amont de ces formes d’évaluation. Non seulement ce qu’ils sont ou croient être, mais le fait même qu’ils soient des individus sont liés à la façon dont on les évalue. Ainsi, le fait qu’un élève ait une mauvaise note à l’école et se croie en conséquence nul, non seulement dans la matière mais dans tout son être, ou bien encore le fait qu’un élève ou un employé soient capables de se suicider parce qu’ils sont mal notés montrent qu’ils identifient l’ensemble de leur vie à cette malheureuse évaluation. C’est à cette identification totale de l’être à une évaluation ou à un ensemble d’évaluations que nous pensons quand nous disons que l’évaluation produit l’individu. Evalué, donc je suis. »

Les effets pervers des programmes actuels et le passage systématique d’un niveau à l’autre sans les acquis nécessaires, voire même au bénéfice de l’âge, font que les élèves n’ont aucun moyen de réellement comprendre et maîtriser des savoirs. Or ils subissent en permanence des évaluations de performance qui n’ont perdu leur sens ou des évaluations de compétences basées sur des savoir-être, dans la logique des nouvelles évaluations managériales comme le montre l’exemple ci-dessous, qui ressemble si fortement à une profil de produit en analyse sensorielle :

L’élève est un fromage !

Les élèves ne peuvent avoir d’autre sentiment que celui d’une forte dévalorisation et donc d’une exclusion, sauf à avoir acquis, de par leur origine sociale ou par un environnement scolaire plus favorable (« bons » établissements), les éléments qui leur permettent de se situer à la vitale distance.

A cela se rajoutent les effets pervers des nouvelles pratiques qui, depuis la maternelle, associent directement l’être à son évaluation.

« L’évaluation est devenue, dans notre monde néolibéral contemporain, un très puissant instrument de pouvoir. A l’école d’abord, où depuis les années 2000 le système d’évaluation reposant sur les notes est doublé par des évaluations d’une nature nouvelle, prétendant identifier les élèves présentant des « risques d’échec scolaire » dès la maternelle, préparant leur « employabilité » à travers des « livrets personnels de compétences », faisant de plus en plus de lien avec maladies et handicaps, ainsi qu’avec la délinquance potentielle. »
Angélique del Rey op. cité.

Ce sentiment permanent de nullité, cette identification à un ensemble d’évaluations plus que discutable dans les objectifs comme dans les méthodes, ont aussi comme grave conséquence : cet état de servitude volontaire très souligné depuis quelque temps.

Le refus de la complexité

L’évaluation par un système de notes, si elle était un système basé sur la seule dimension d’une performance normée, lorsqu’elle s’autonomise, se « machinise », perd tout sens. La standardisation des évaluations, qu’on la trouve à travers les bulletins et les appréciations des conseils de classe, à travers les notations « à la grille » dont le principe est « un mot-un nombre de points (parfois jusqu’à plus de 200 mots évalués sur une copie en dehors de tout sens des phrases) ou à travers les évaluations de compétences, réduit la vie de l’élève à une seule dimension, chiffrée et souvent plus que discutable dans son élaboration. Une note n’a effectivement aucun sens en tant que telle. Seule l’interprétation, souvent complexe, de ce qui est produit par l’élève a du sens. Encore faut-il qu’on lui demande une production personnelle, ce qui n’est pas toujours le cas, loin s’en faut. Sa scolarité et son avenir sont cependant en jeu qui sont réduits à du quantitatif ou à une évaluation qui tient faussement compte de sa complexité. C’est ainsi que l’évaluation actuelle par compétences n’est qu’une approche normative qui impose à l’élève un schéma comportemental auquel il doit se soumettre (travailler en groupe et dans l’enthousiasme, se montrer leader, communiquer, être dynamique, par exemple, dans le plus pur déni des diverses personnalités). Et de fait il s’y soumet, comme peuvent s’y soumettre leurs enseignants.

Quelles solutions ?

La question est donc, au delà de la résistance à des évaluations déshumanisantes, d’en inventer de nouvelles formes. Comment remettre de la complexité dans les évaluations et tenir compte de l’élève dans toutes ses dimensions ? Comment sortir de l’évaluation utilitariste, pendant d’une approche parfaitement consumériste de l’institution, l’élève étant un client et le professeur un simple fournisseur ? Comment arriver à reformer des esprits libres, des êtres pensant et non des « tranches de compétence », parties efficaces d’un tout organisé, en final, pour une société basée sur le seul profit ?

De nombreuses tentatives se sont faites jour depuis quelques années dont il serait fort intéressant de faire le point. Les nouvelles pédagogies, l’évaluation formatrice, la connaissance permettant un nouveau questionnement, sont des voies à intégrer. Mais la question principale reste que ces innovations, individuelles ou le fait de groupes actifs, s’inscrivent dans un contexte néolibéral puissant et dans un rapport de force très écrasant en sa faveur.

Tout système d’évaluation s’inscrit dans une histoire. Il ne peut pas y avoir qu’une seule technique d’évaluation. Nier l’histoire est contre-productif. Par contre sans doute faudra-t-il accepter que toute complexité, toute réalité, a son poids d’incertitude. Dans ce sens une vraie évaluation demande une multiplicité des regards, de pratiques, donc une acceptation de la parole, de différentes paroles et, en tout cas, la fin de la toute puissance d’une note pervertie, devenue dépourvue d’un autre sens que celui de la soumission à une norme néolibérale à laquelle il est impératif de résister.

Reste donc à garder, voire à retrouver, comme le dit Roland Gori, la dignité de penser.

« En un mot comme en cent, nous devons concrètement arrêter la « folie évaluation », faire objection à toutes les échelles, tous les thermomètres, instruments de mesure et de torture qui placent l’ensemble de nos vies « derrière les grilles ». Nous devons retrouver le « courage de penser  et ne plus accepter de transférer aux machines bureaucratiques et numériques le pouvoir de décider à notre place. » Roland Gori, op. cité

Le Gypaète barbu

A lire également : Bruno Suchaut : Evaluations : distinguons les niveaux

 


 

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