Bernard Stiegler : “Ces abominables tueries peuvent s’expliquer par la dérive de nos sociétés”

Francisco Goya : "Le sommeil de la raison engendre des monstres" (détail), 1797-1798

Nous publions ci-dessous le texte du philosophe Bernard Stiegler paru dans le journal Le Monde du 29 mars 2012 à propos de la monstrueuse tuerie de Toulouse. Il prend le contre-pied de cette volonté de nous dire Circulez, il n’y a rien à comprendre. Bernard Stiegler, dans Aimer, s’aimer nous aimer, avait analysé le cas de Richard Durn responsable de la tuerie au Conseil municipal de Nanterre en 2002, il y a  exactement 10 ans.

NB : Le “rapport Meadows” qu’il évoque est le rapport sur les limites de la croissance commandé par le Club de Rome en 1970

“On entend dire, après l’effroyable affaire Merah, que le monstrueux ne connaît pas d’explications. C’est ce qu’a soutenu le rabbin Gilles Bernheim dans Libération, et c’est ce qu’a redit Henri Guaino sur France Culture. Leibniz soutenait au contraire que la conception rationnelle du monde consiste à poser que toute chose a sa raison, c’est-à-dire sa cause – y compris les choses les plus déraisonnables, folles et meurtrières.

Comme le savait Goya, c’est le sommeil de la raison qui engendre les monstres, et c’est encore plus vrai dans le monde contemporain que caractérise l’hyperpuissance des moyens – revolvers 11.43, webcams, médias de masse, robots financiers – et l’impuissance des fins, c’est-à-dire leur perte, qui, faisant perdre aussi la raison, favorise les passages à l’acte en tous genres que provoque une constante excitation de la pulsion de destruction dans un monde devenu lui-même intrinsèquement et tragiquement pulsionnel.

Il y a évidemment un lien entre les massacres commis par Richard Durn (Nanterre, 2002), Anders Breivik (Oslo et l’île d’Utoya, 2011) et Mohamed Merah – et il est très dommageable de ne pas vouloir en entendre parler quand on prétend exercer des responsabilités publiques et civiles.

Nous vivons dans des Cités à la dérive (Seuil, 1971) – livre de Stratis Tsirkas – hantées par d’innombrables individus à la dérive, dont certains passent à l’acte meurtrier sur des fonds transgressifs variés : insultes, viols, violences, désinhibitions, mensonges d’Etat, tromperies de toutes sortes.

Avec la crise des subprimes et ses conséquences incontrôlables, le monde stupéfait a découvert il y aura bientôt cinq ans que son économie reposait sur la généralisation de l’incurie par une industrie financière pratiquant massivement la cavalerie assistée par ordinateur, organisant une véritable dilution de la responsabilité, et installant une bêtise systémique fondée sur l’exploitation des automatismes technologiques aussi bien que psychologiques.

Depuis que la financiarisation a réorganisé le capitalisme planétarisé, les automates cybernétiques mis au service du calcul spéculatif le plus toxique court-circuitent l’intelligence et la décision économiques des individus et des puissances publiques. Et ce pendant que la sollicitation constante des automatismes nerveux (les pulsions) tente de déclencher l’acte d’achat en court-circuitant le raisonnement du consommateur.

La captation massive du temps de cerveau disponible a détruit la conscience, et le neuromarketing exploite désormais l’imagerie cérébrale pour solliciter directement les automatismes comportementaux basés sur les couches du cerveau que l’on a dit “reptilien”. Il s’agit ainsi de court-circuiter les apprentissages inhibiteurs élaborés à travers les interactions entre le néocortex et la société – dans un dialogue entre générations fondé sur des millénaires de culture et de civilité que l’éducation récapitule et inscrit dans notre plasticité cérébrale.

L’exploitation des automatismes psycho-technologiques qui détruit cette éducation conduit à la ruine économique. Celle-ci donne à tous le sentiment de vivre une époque d’immense régression où la bêtise systémique finit par engendrer la folie meurtrière. A la différence des reptiles, les êtres techniques et cependant non inhumains que nous tentons d’être encore en ces temps de détresse n’ont pas d’instincts : ils ont des pulsions.

Celles-ci sont plastiques, tout comme le système cérébral humain est caractérisé par son extrême plasticité : les pulsions constituent des énergies qui peuvent se libérer sauvagement (quand on crée les conditions pour les exciter) ou au contraire être détournées de leurs buts par l’éducation – et transformées en investissements sociaux, c’est-à-dire en attention, en respect et en civilité.

Depuis les années 1970, l’humanité vit en sursis : le “rapport Meadows” a sonné le glas d’un système économique fondé sur une consommationillimitée. Devenue insoutenable sur le plan énergétique et environnemental, celle-ci a conduit partout à la fragilisation des facultés intellectuelles et morales, et parfois à leur destruction.

Cette destruction engendre une immense souffrance qui peut rendre fou, et qui est trop souvent exploitée par ceux qui savent la manipuler pour renforcer ces tendances pulsionnelles brutes que les organisations sociales, parce qu’elles ont perdu leurs fins, c’est-à-dire leurs raisons d’être (ce que Kant nommait le règne des fins), ne savent plus détourner de leurs buts pour les transformer en investissement : la bêtise systémique que la spéculation financière a imposée partout a détruit toute forme d’investissement, généralisant ce que le philosophe Herbert Marcuse décrivit en 1953 comme une désublimation.

Seule l’éducation permet d’inverser le signe de la pulsion automatique en la canalisant et en l’investissant dans des relations sociales. Parce qu’ils sont transformables en puissance de l’esprit luttant contre l’instinct destructeur qui gouverne la lutte pour la vie entre les bêtes, c’est-à-dire dans la loi de la jungle, les automatismes lovés dans les couches “reptiliennes” de nos cerveaux peuvent toujours être “détournés de leurs buts” et ainsi inverser leur signe : ce ne sont pas de simples instincts.

De destructeurs, ils peuvent devenir protecteurs de ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue et n’est pas inhumaine. Pour cela, il faut donner l’exemple. En étant capable, notamment, de comprendre pourquoi il est bon pour le moral – au sens le plus large de ce mot – d’apprendre à lire et à admirer  La Princesse de Clèves.

Et ne pas rompre une minute de silence demandée par le président de la République par des propos destinés à entretenir l’angoisse et la peur dans des esprits trop jeunes pour  apprendre quelque chose de tant de monstruosités, comme le fit le candidat Nicolas Sarkosy au lendemain du massacre.

Comme le propos du conseiller du chef de l’Etat, Henri Guaino (qui ne veut pas que des explications rationnelles interrompent la stupéfaction et son lot de stupidités), ces mots du candidat à sa propre succession visaient à entretenir la terreur dans la jeunesse parce qu’ils procédaient de ce que Naomi Klein a décrit comme “la stratégie du choc“, désignant ainsi la façon dont l’économiste Milton Friedman enseignait comment l’ultralibéralisme doit exploiter les chocs pour les retourner à son avantage.

Nous sommes toujours en état de choc – un choc terrible qui a heurté le monde entier et qui doit nous faire honte. Il se pourrait cependant que l’on ne puisse pas éternellement prendre les gens pour des imbéciles, et que l’on ne puisse pas à l’infini et en toutes circonstances retournertous les chocs à son avantage. La monstruosité et son exploitation qui soulèvent le cœur donnent aussi à penser  – quoi qu’en puisse dire Henri Guaino”.

Bernard Stiegler : “Le temps est venu de passer d’un consumérisme toxique à une économie de la contribution”

La prolétarisation généralisée, c’est-à-dire la perte successive de tous les savoirs (savoir faire, savoir vivre, maintenant savoirs tout court) produit des Fukushima financiers et nucléaires, une société de l’incurie, explique Bernard Stiegler dans un entretien à Geek Politics. Le logiciel libre est un modèle de déprolétarisation. Il permet de reconstruire de la motivation.
Nous reproduisons cet entretien et sa transcription qui donne un aperçu de la pharmacologie du philosophe.


ITW Geek Politics Bernard Stiegler from Dancing Dog Productions on Vimeo.

Bernard Stiegler est un philosophe en lutte. En ligne de mire, un capitalisme addictif qui aspire le sens de nos existences. Son remède : passer à une économie de la contribution, inspirée du logiciel libre.

Ce n’est plus un secret pour personne : le capitalisme est en train d’être dévoré par ses propres effets toxiques. En 2005, parmi d’autres voix peu écoutées alors, une association française, Ars Industrialis, lancée par quatre philosophes et une juriste, avait sonné le tocsin. A l’époque, leur manifeste décrivait les dangers d’un capitalisme « autodestructeur » et la soumission totale aux « impératifs de l’économie de marché et des retours sur investissements les plus rapides possibles des entreprises » et notamment celles actives dans les médias, la culture ou les télécommunications.
Aujourd’hui, l’association comporte plus de 500 membres, économistes, philosophes, informaticiens et toxicologues (car le capitalisme est devenu « addictif » et « pulsionnel ») confondus et ne semble pas s’être trompée de sonnette d’alarme. « Nous faisons partie des gens qui ont soulevé, dès 2006, l’insolvabilité chronique du système financier américain. On nous riait au nez, à l’époque », explique le philosophe Bernard Stiegler, fondateur d’Ars Industrialis et directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou.
L’homme habite un petit moulin industriel reconverti en maison à Epineuil-le-Fleuriel, au beau milieu de la France paysanne. Entre quelques cris de paons, il vient de nous détailler le malaise qui s’empare de tous les échelons de la société.

Le règne de l’incurie

« Au 20ème siècle, un nouveau modèle s’est substitué au capitalisme industriel et productiviste du 19ème : le consumérisme, qu’on assimile au Fordisme et qui a cimenté l’opposition producteur/consommateur. Le capitalisme productiviste supposait la prolétarisation des ouvriers. Ceux-ci perdaient tout leur savoir-faire qui était transféré aux machines. Avec le consumérisme, ce sont les consommateurs qui perdent leur savoir-vivre, ce qui constitue la deuxième phase de la prolétarisation. »

Chez Stiegler, le savoir-vivre, c’est ce qui permet à un homme de pouvoir développer ses propres pratiques sociales, d’avoir un style de vie particulier, une existence qui n’est pas identique à celle de son voisin.

« Le problème du capitalisme, c’est qu’il détruit nos existences. Le marketing nous impose nos modes de vie et de pensée. Et cette perte de savoir-faire et de savoir-vivre devient généralisée. Beaucoup d’ingénieurs n’ont plus que des compétences et de moins en moins de connaissances. On peut donc leur faire faire n’importe quoi, c’est très pratique, mais ça peut aussi produire Fukushima. L’exemple ultime de cette prolétarisation totale, c’est Alan Greenspan, l’ancien patron de la Banque fédérale américaine, qui a dit, devant le Congrès américain qu’il ne pouvait pas anticiper la crise financière parce que le système lui avait totalement échappé. »

Que la justification de Greenspan soit sincère ou non, il n’en ressort pas moins que le système ultra-libéral qu’il a sans cesse promu a engendré la domination de la spéculation à rendement immédiat sur l’investissement à long terme. Nous assistons, déplore Stiegler, au règne d’une « économie de l’incurie » dont les acteurs sont frappés d’un syndrome de « déresponsabilisation » couplé à une démotivation rampante.
Où se situe la solution ? Pour Stiegler, l’heure est venue de passer du capitalisme consumériste à un nouveau modèle industriel : l’économie de la contribution. En 1987, le philosophe organise une exposition au Centre Pompidou : « Les mémoires du futur » où il montra que « le 21ème siècle serait une bibliothèque où les individus seraient mis en réseaux, avec de nouvelles compétences données par des appareils alors inaccessibles. »

La passion avant l’argent

Depuis, Stiegler a chapeauté la réalisation de logiciels et réfléchi le numérique, convaincu qu’il est, en tant que nouvelle forme d’écriture, un vecteur essentiel de la pensée et de la connaissance. Il a observé de près le mouvement du logiciel libre. C’est de là qu’aurait en partie germé l’idée d’une économie de la contribution. Car dans le « libre », l’argent n’est plus le moteur principal. Il cède la place à la motivation et la passion, deux valeurs en chute libre dans le modèle consumériste. La question du sens donné aux projets par leurs participants y occupe une place centrale.

« Le logiciel libre est en train de gagner la guerre du logiciel, affirme la Commission européenne. Mais pourquoi ça marche ? Parce que c’est un modèle industriel –écrire du code, c’est éminemment industriel – déprolétarisant. Les processus de travail à l’intérieur du libre permettent de reconstituer ce que j’appelle de l’individuation, c’est-à-dire la capacité à se transformer par soi-même, à se remettre en question, à être responsable de ce que l’on fait et à échanger avec les autres. Cela fait longtemps, par exemple, que les hackers s’approprient les objets techniques selon des normes qui ne sont pas celles prescrites par le marketing. »

De la même manière, une « infrastructure contributive » se développe, depuis deux décennies, sur un Internet qui « repose entièrement sur la participation de ses utilisateurs ». Elle a permis, entre autres, d’accoucher de Wikipédia et de substituer à la dualité consommateur/producteur un ensemble de contributeurs actifs. Ceux-ci créent et échangent leurs savoirs sur le réseau, développant ainsi des « milieux associés » où ils peuvent façonner leurs propres jugements. Pour Stiegler, cette capacité à penser par soi-même propre au modèle contributif, est constitutive d’un meilleur fonctionnement démocratique.

Le numérique, poison et remède à la fois

Pas question, toutefois, de tomber dans un angélisme pontifiant. Dans ses textes, il décrit le numérique comme un « pharmakon », terme grec qui désigne à la fois un poison et un remède, « dont il faut prendre soin ». Objectif : « lutter contre un usage de ces réseaux au service d’un hyperconsumérisme plus toxique que jamais », peut-on lire dans le Manifeste d’Ars Industrialis. Stiegler complète, en face-à-face : « Le numérique peut également aboutir à une société policière. Soit on va vers un développement pareil, soit vers l’économie de la contribution. »
D’ores et déjà, des embryons de ce modèle naissent dans d’autres domaines. « Une agriculture contributive existe déjà. L’agriculteur et ses consommateurs deviennent des partenaires, en s’appuyant notamment sur le web. » En France, cela se fait au travers des AMAP, les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, où les différents acteurs se mettent d’accord sur la quantité et la diversité des denrées à produire.

« Dans l’univers médical, poursuit Stiegler, les patients sont parfois intégrés à la recherche, comme ce qu’a fait le professeur Montagnier avec les malades du SIDA. Nous pensons également qu’il y a des domaines contributifs en énergie, où l’idée serait de produire autant que l’on reçoit, grâce aux réseaux de distribution intelligents, les smart grids. C’est bien sûr totalement contraire aux intérêts des grands groupes. »

Ainsi, l’idée d’une économie de la contribution implique que des pans entiers de nos sociétés sont à réinventer. Stiegler énumère certains besoins : « une politique éducative en relation avec le numérique, un nouveau droit du travail, un système politique déprofessionnalisé, un monde de la recherche où professionnels et amateurs sont associés. Nous plaidons beaucoup pour cette figure de l’amateur, qui aime ce qu’il fait et s’y investit complètement. » Reste, finalement, la question de l’argent. La valeur produite par les contributeurs n’est pas toujours monétarisable, mais peut avoir un impact sur l’activité économique. Ainsi, les articles de Wikipédia permettent à Bernard Stiegler d’écrire beaucoup plus vite qu’avant. « La puissance publique doit être en charge d’assurer la solvabilité des contributeurs. Quelqu’un qui a un projet intéressant doit pouvoir recevoir de l’argent. Cela s’inscrit dans le sillage de thèses classiques comme le revenu minimum d’existence, à ceci près que nous pensons que ces budgets doivent être pensés comme des investissements. »
Reproduire de l’investissement, non seulement financier, mais surtout humain. Aux yeux de Stiegler, voilà l’enjeu d’une sortie de crise. Et voilà, aussi, pourquoi il appelle à la réunion des hackers, des universités, des chercheurs, des amateurs et des gens de bonne volonté (« il y en a partout ») face à un « néolibéralisme devenu l’organisation généralisée du désinvestissement ».

Article initialement publié sur Geek Politics, sous le titre “Bernard Stiegler: ‘Le temps est venu de passer d’un consumérisme toxique à une économie de la contribution’”

Nos voeux de voyous, si on veut

On peut dire, si on veut, c’est tout droit la sortie, la porte est ouverte.
On peut dire aussi qu’il reste à bien comprendre d’où ça part et à inventer ce sur quoi cette porte pourrait ouvrir.

Inventer des possibles pour ne pas étouffer

Nous nous efforcerons d’y contribuer.

Bonne année !

P. S.
Si vous avez envie de plonger vos oreilles dans des propos d’intelligence, nous vous invitons à écouter  ici. Bernard Stiegler notamment y explique que la crise est d’abord pour lui une crise du désir :

Pour moi c’est une crise du désir… c’est une crise du crédit, de l’investissement – mais je prends le mot investissement au sens de Sigmund Freud, au sens des psychanalystes. L’investissement financier est un cas particulier – extrêmement important dans la société où nous vivons – mais tout à fait particulier. Ce processus d’investissement a été remplacé par la spéculation.