Patrimoine : le rectangle panoptique de la société disciplinaire


Quel intérêt présente cette photo, me direz-vous ? Quand je l’ai prise, je ne savais pas tout de suite moi non plus ce qu’elle contenait et qui me conduit aujourd’hui à vous la montrer. Je ne m’en suis rendu compte que par la suite à l’occasion de la reprise du cliché pour un autre travail.
Nous sommes dans la friche industrielle de l’ancienne usine textile DMC à Mulhouse. On observe dans le bâtiment 75, occasionnellement accessible comme le montre la photo, un petit rectangle découpé qui apparaît tout en noir. Dans mon petit dispositif mnémotechnique personnel, je l’avais appelé le rectangle de Foucault en raison de sa fonction panoptique de surveillance.
Ce rectangle découpé se trouve en haut de la loge du contremaître. A l’intérieur de cet espace, un escalier conduit à l’étage supérieur apparemment destiné à ranger les dossiers. Il reste quelques étagères. Lors de la journée du patrimoine, en septembre de l’année dernière (2010), des personnes ayant travaillé ici m’ont raconté qu’il y avait un escabeau pour atteindre l’ouverture panoptique et surveiller ce qu’il se passait dans l’atelier, un atelier de réparation. Même s’il s’agit d’un univers moins prolétarisé qu’ailleurs, les personnes que j’ai rencontré avaient le titre d’ingénieurs- “ingénieurs maison” s’empressaient-ils d’ajouter, car DMC formait les siens – nous sommes dans un lieu d’enfermement, technique principale des sociétés de discipline. Il est intéressant d’ailleurs de noter qu’on surveillait aussi les ingénieurs.

Bien entendu, nous ne sommes plus aujourd’hui dans cet enfermement-ci, d’autres formes l’ont remplacé.

Gilles Deleuze commente [1] :

« Foucault a situé les sociétés disciplinaires aux XVIIIè et XIXè siècles ; elles atteignent à leur apogée au début du XXè. Elles procèdent à l’organisation des grands milieux d’enfermement. L’individu ne cesse de passer d’un milieu clos à un autre, chacun ayant ses lois : d’abord la famille, puis l’école (« tu n’es plus dans ta famille »), puis la caserne (« tu n’es plus à l’école »), puis l’usine, de temps en temps l’hôpital, éventuellement la prison qui est le milieu d’enfermement par excellence. C’est la prison qui sert de modèle analogique (…)  Foucault a très bien analysé le projet idéal des milieux d’enfermement, particulièrement visible dans l’usine : concentrer ; répartir dans l’espace ; ordonner dans le temps ; composer dans l’espace-temps une force productive dont l’effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires. Mais ce que Foucault savait aussi, c’était la brièveté de ce modèle : il succédait à des sociétés de souveraineté, dont le but et les fonctions étaient tout autres (prélever plutôt qu’organiser la production, décider de la mort plutôt que gérer la vie) ; la transition s’était faite progressivement, et Napoléon semblait opérer la grande conversion d’une société à l’autre. Mais les disciplines à leur tour connaîtraient une crise, au profit de nouvelles forces qui se mettraient lentement en place, et qui se précipiteraient après la Deuxième Guerre mondiale : les sociétés disciplinaires, c’était déjà ce que nous n’étions plus, ce que nous cessions d’être ».

Selon Deleuze, nous sommes donc passés de la société disciplinaire en crise déjà à l’époque de Michel Foucault à la “société de contrôle” – du contrôle continu – dont l’une des caractéristiques est la traçabilité. La métaphore moderne pourrait être celle du bracelet électronique qu’on met aussi bien aux prisonniers qu’aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.

« Nous entrons dans des sociétés de contrôle, qui fonctionnent non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée. Bien sûr on ne cesse de parler de prison, d’école, d’hôpital : ces institutions sont en crise. Mais si elles sont en crise, c’est précisément dans des combats d’arrière-garde. Ce qui se met en place, à tâtons, ce sont de nouveaux types de sanctions, d’éducation, de soin. Les hôpitaux ouverts, les équipes soignantes à domicile, etc., sont déjà apparus depuis longtemps. On peut prévoir que l’éducation sera de moins en moins un milieu clos, se distinguant du milieu professionnel comme autre milieu clos, mais que tous les deux disparaîtront au profit d’une terrible formation permanente, d’un contrôle continu s’exerçant sur l’ouvrier-lycéen ou le cadre universitaire. On essaie de nous faire croire à une réforme de l’école, alors que c’est une liquidation. Dans un régime de contrôle, on n’en a jamais fini avec rien[2] ».


[1] Gilles Deleuze : Postscriptum sur les  sociétés de contrôle / http://1libertaire.free.fr/DeleuzePostScriptum.html

[2] Gilles Deleuze : Le devenir révolutionnaire et les créations politiques – Entretien réalisé par Toni Negri / http://1libertaire.free.fr/Deleuze07.html

 

Visiter Mulhouse avec Marx et Engels

“Vue générale des Cités ouvrières de Mulhouse” in Charles Grad : L’Alsace, le pays et ses habitants

Parmi les célébrités qui ont été attentives à Mulhouse, on oublie souvent et pour cause le grand Charles (Karl Marx) et son pote l’industriel, Friedrich Engels. Comme ils sont un peu revenus à la mode – il paraît qu’ils avaient raison mais on ne dit jamais en quoi – profitons de cette éclaircie. D’autant que les journées du Patrimoine approchent et que j‘avais avancé que tout wagges est un greeter qui s’ignore.

Karl Marx qualifiait les Dollfus d’escrocs. Rigolo.  Friedrich Engels, aussi, notamment dans un petit opuscule polémique intitulé La question du logement qui traite des cités ouvrières.

Nous en publions quelques extraits. Si vous en connaissez d’autres, n’hésitez pas à nous les faire parvenir. L’idée serait de faire un petit guide : Visiter Mulhouse avec Marx et Engels

1. Lettre de Marx à Kugelmann[1]
Ludwig Kugelmann (1828-1902), participe à la révolution de 1848 à Düsseldorf, après des études de médecine, il s’installe comme gynécologue à Hanovre où il accueillera plusieurs fois Engels et Marx dont il sera le correspondant. Il a beaucoup fait pour la diffusion du Capital  en Allemagne. Ses questions ont permis à Marx de préciser sa pensée sur bien des points. Ainsi admet-il dans l’extrait ci-dessous que si les industriels sont contraints par le système tel qu’il fonctionne, les fabricants peuvent néanmoins exercer une certaine action. Marx défend l’idée que cette activité doit dès lors être publique, raison pour laquelle il s’en prend à la volonté de museler la presse dont l’industriel libéral mulhousien Jean  Dollfus a été l’un des promoteurs.

Londres,  17 mars 1868

[…] Que le fabricant, individuellement, ne puisse pas faire grand‑chose en l’occurrence (sauf dans la mesure où il essaie d’agir sur la législation), je le dis moi aussi, p. 243 [de l’édition allemande] :

« Il est vrai qu’à prendre les choses dans leur ensemble, cela ne dépend pas non plus de la bonne ou mauvaise volonté du capitaliste individuel, etc.[2]»

Que, malgré tout, l’individu puisse exercer une certaine action, des fabricants comme Fielden, Owen, etc., l’ont amplement prouvé. Leur activité essentielle doit, cela va sans dire, être de nature publique. Pour ce qui est des Dollfus en Alsace, ce sont des humbugs [escrocs], qui s’entendent par les clauses de leurs contrats à établir entre leurs ouvriers et eux un rapport de servage paternaliste, qui leur est en même temps très profitable. Ils ont été congrûment démasqués dans certains journaux parisiens, et c’est précisément pour cela que l’un de ces Dollfus a dernièrement proposé et carried [fait adopter] au Corps législatif , un des paragraphes les plus infâmes de la loi sur la Presse[3], à savoir que « la vie privée doit être murée ».

2. Friedrich Engels : La question du logement [4]
Il s’agit d’un ensemble de 3 articles qu’il a consacré à polémiquer avec les partisans de Proudhon dans lequel la question de savoir ce qu’il en est de la Cité ouvrière de Mulhouse joue un grand rôle.

Mais la cité ouvrière de Mulhouse en Alsace, n’est-ce point là un succès ?

Cette cité ouvrière de Mulhouse est le grand cheval de parade de la bourgeoisie du continent, tout comme les colonies naguère florissantes d’Ashton, Ashworth, Greg et consorts l’étaient pour les bourgeois anglais. Malheureusement, elle n’est pas le produit de l’association “ latente”, mais de celle, ouverte, entre le Second Empire français et les capitalistes alsaciens. Elle faisait partie des expériences socialistes de Louis Bonaparte, et l’Etat avança 1/3 du capital. En 14 ans (jusqu’en 1867), on a construit 800 petites maisons suivant un système défectueux qui serait impossible en Angleterre où l’on comprend mieux ces choses ; après avoir versé mensuellement pendant 13 à 15 ans un loyer surélevé, les travailleurs en sont les propriétaires. Ce mode d’acquisition, introduit depuis longtemps dans les coopératives de construction anglaises, ainsi que nous le verrons plus loin, n’a donc pas eu à être inventé par les bonapartistes alsaciens. Les suppléments au loyer pour l’acquisition des maisons sont assez forts, comparés à ceux pratiqués en Angleterre ; par exemple, après avoir payé 4.500 francs en 15 ans, le travailleur acquiert une maison qui, 15 ans auparavant, valait 3.300 francs. Si l’ouvrier veut déménager ou s’il est en retard, serait-ce même d’un seul versement mensuel (dans ce cas, il peut être expulsé), on lui compte 6 2/3 de la valeur primitive de la maison comme loyer annuel (soit 17 francs mensuellement pour une maison valant 3.000 francs) et on lui rembourse le reste, mais sans un sou d’intérêt. On comprend que la société, sans parler du « secours de l’Etat », puisse s’enrichir avec cette méthode ; on comprend également que les logements livrés dans ces conditions et qui, étant situés hors de la ville, sont à moitié rustiques, se trouvent être bien supérieurs aux vieilles casernes dans la ville même.

 
Plus féroce encore :

Par ailleurs, chacun constate que les bonapartistes de Mulhouse, la ville ouvrière, ne sont que les lamentables plagiaires de ces sociétés de construction à l’usage des petits bourgeois anglais. La seule différence est que les premiers, malgré l’aide accordée par l’Etat, escroquent leurs clients bien davantage que les dites sociétés. Leurs conditions sont dans l’ensemble moins libérales que celles qui prévalent généralement en Angleterre ; tandis que là on tient compte des intérêts simples et composés de chaque versement et qu’on les rembourse après préavis d’un mois, les fabricants de Mulhouse empochent tous les intérêts et ne remboursent que la somme versée en espèces sonnantes et trébuchantes.


[2] Il vaut la peine de lire la citation entière très actuelle : Dans toute affaire de spéculation, chacun sait que la débâcle viendra un jour, mais chacun espère qu’elle emportera son voisin après qu’il aura lui‑même recueilli la pluie d’or au passage et l’aura mise en sûreté. Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s’inquiète donc point de la santé et de la durée de la vie du travailleur, s’il n’y est pas contraint par la société. À toute plainte élevée contre lui à propos de dégradation physique et intellectuelle, de mort prématurée, de tortures du travail excessif, il répond simplement : « Pourquoi nous tourmenter de ces tourments, puisqu’ils augmentent nos joies (nos profits) ? » Il est vrai qu’à prendre les choses dans leur ensemble, cela ne dépend pas non plus de la bonne ou mauvaise volonté du capitaliste individuel. La libre concurrence impose aux capitalistes les lois immanentes de la production capitaliste comme lois coercitives externes. (Le Capital / Livre 1 / 3 èmesection / Chapitre X / Lois coercitives pour la prolongation de la journée de travail depuis le milieu du XIV° jusqu’à la fin du XVII°siècle)

[3] Allusion à l’article 11 de la loi sur la Presse proposé le 11 février au Corps législatif par plusieurs députés dont Jean Dollfus et adopté le 6 mars 1868. L’article prévoit une amende de 500 F. pour tout article de presse concernant la vie privée d’un individu.

[4]http://www.marxists.org/francais/engels/works/1872/00/logement.htm

Prochaine visite : Samedi 16 septembre à DMC avec Michel Foucault commenté par Gilles Deleuze

La foi au grattage et les indulgences au tirage

Pour la promotion de leur initiative Protes’temps forts (si, si ), l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine a mis en ligne sur son site Internet un ” Jeu du coup de cœur ” basé sur la technique du grattage.
Ils n’ont pas osé aller jusqu’au loto comme en Suisse.
Dommage.
On aurait pu tenter la foi au grattage et gagner des indulgences au tirage.
Tout cela pour fêter l’anniversaire de l’affichage par Martin Luther des 95 thèses qui  déclencheront la Réforme en Europe et qui entre autre s’élevait contre la vente des indulgences par la papauté.
On ne saurait mieux signifier la crise de ce que Paul Valéry appelait “ la valeur esprit”.
Même dans les Eglises, le spirituel n’a plus cours.

Luther revient, ils sont devenus fous !
Parole de mécréant.
http://www.protestempsforts.fr/jeu