Patrick Tort : Réinstruire l’antiracisme contemporain

Patrick Tort lors du « Printemps des philosophes » consacré à Darwin en avril 2012 à Ribeauvillé

Patrick Tort lors du « Printemps des philosophes » consacré à Darwin en avril 2012 à Ribeauvillé

« À mesure que l’Homme avance en civilisation, et que les petites tribus se réunissent en communautés plus larges, la plus simple raison devrait aviser chaque individu qu’il doit étendre ses instincts sociaux et ses sympathies à tous les membres d’une même nation, même s’ils lui sont personnellement inconnus. Une fois ce point atteint, il n’y a plus qu’une barrière artificielle pour empêcher ses sympathies de s’étendre aux hommes de toutes les nations et de toutes les races. Il est vrai que si ces hommes sont séparés de lui par de grandes différences d’apparence extérieure ou d’habitudes, l’expérience malheureusement nous montre combien le temps est long avant que nous les regardions comme nos semblables. »
Charles Darwin

Cette magnifique citation de Darwin situant l’horizon de la civilisation dans l’empathie envers tous les hommes est une gifle à ceux qui prétendent instrumentaliser Darwin pour des objectifs d’exclusion de l’autre.
Elle se trouve au cœur d’un petit livre d’entretien de Patrick Tort grand spécialiste du naturaliste anglais dont il édite les œuvres complètes . Il a pour titre Sexe, race et culture.
S’il est consacré à réinstruire l’antiracisme contemporain, c’est que bien entendu pour l’auteur il en a besoin. Nous avions nous-mêmes récemment évoqué l’urgence de réarmer la critique.
Réinstruire l’antiracisme, cela commence par la question : s’il n’y a plus de race comme cela a été décrété, de quoi le racisme est-il le nom ?
Un certain mode d’argumentation échoue. Les idées xénophobes progressent. Il est urgent de se demander pourquoi.  Les réponses par le chiffrage et la statistique – mais non il n’y a pas autant d’étrangers qu’ils le disent – ratent leur cible.
Dans son livre, l’auteur s’attaque tout particulièrement à cette tendance qui consiste dans la négation du biologique que l’on retrouve aussi dans le rapport entre les sexes et le débat sur les genres
Pour Patrick Tort, philosophe, directeur de l’Institut Charles Darwin International, Chercheur au Muséum national d’Histoire naturelle, admettre le fondement biologique de l’humain ne signifie pas le réduire au biologique : «il faut du biologique pour faire du social» mais «le social ne saurait se résoudre au biologique» Plus même, il affirme que c’est « le social qui produit la vérité du biologique ». Ce qui distingue l’Homme des animaux, c’est que contrairement à ces derniers, le processus d’évolution l’a conduit à adapter son milieu à ses besoins ce qui lui permet d’échapper à l’action d’élimination de la sélection naturelle.
Ce que le philosophe reproche globalement à l’anti-racisme contemporain c’est de penser que le «préjugé» raciste devrait tomber tout seul dès lors qu’aurait été démontrée une non-consistance biologique de la notion de race. Ceci l’amène à la question provocante : si les races existaient, aurait-on le droit d’être raciste ?
On voit que quelque chose cloche dans le raisonnement.
Ce n’est pas la réalité des différences biologiques qui est en cause dans le racisme – cela vaut aussi pour le sexisme. L’idéologie ne naît pas de la science mais de l’idéologie.
D’où cette proposition d’une définition du racisme bien utile :

« Peut-être qualifié de raciste tout discours qui représente le devenir des groupes humains comme gouverné d’une manière prépondérante par des inégalités biologiques natives agissant sur lui à la manière d’un déterminisme inhérent, persistant, transmissible et induisant, autorisant ou prescrivant des conduites destinées à accomplir, favoriser ou aggraver les conséquences des hiérarchies ainsi postulées ».

Le même type de relation entre le biologique et le social peut se transposer sur les rapports entre le sexe (biologique) et le genre (social). Cette question fait l’objet de la seconde partie du livre.
Le grand mérite de Patrick Tort est d’avoir dégagé par ces travaux ce qu’il appelle la formidable intuition de Charles Darwin à savoir que « la civilisation » consiste dans « la reconnaissance de l’autre comme semblable »
Il n’y a pas de ‘nature humaine ‘ immuable , prédéterminée. Elle est faite de multiples potentialités.

« La ,nature humaine’ est l’incalculable somme de tous les possibles de l’humainté »

Elle est pour partie celle que nous façonnons nous-mêmes.

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Patrick Tort
Sexe, race et culture

112 pages
16 €

Présentation de l’éditeur :
Une contribution essentielle aux débats caricaturaux sur la question du genre et l’existence des races renvoyant dos à dos les tenants de l’inné comme de l’acquis.
Le sexe et la race : réalités strictement biologiques ou pures constructions sociales ?
Cette question, simple en apparence, suscite des débats passionnés, à l’heure de changements importants dans la société contemporaine. Sur le théâtre médiatique se rejoue inlassablement la même pièce qui amplifie les antagonismes figés entre nature et culture, biologie et société. Renvoyant dos à dos partisans dogmatiques de l’inné et de l’acquis, Patrick Tort nous invite brillamment à dépasser cette polémique.
Car pour cet inlassable lecteur de Darwin, l’être humain n’est pas hors de la biologie mais il n’est pas non plus aveuglément déterminé par elle. Sa liberté réside dans l’autonomisation progressive de la culture par rapport aux lois naturelles. Contre les vieilles hiérarchies fixistes de la race et du sexe, l’auteur appelle à toujours mieux reconnaître l’Autre comme un semblable autrement construit. Conjuguant le savoir des sciences de la vie et des sciences sociales, Patrick Tort engage ici de nouvelles procédures de pensée qui ont de bonnes chances d’être celles de l’avenir.
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De Ferguson à Toulouse : quand le permis de tuer et la répression se banalisent

<< Alors qu’un jeune garçon, noir, de 12 ans vient d’être abattu par la police de Cleveland, Darren Wilson, le policier qui a tué l’adolescent Michael Brown, déclenchant la première révolte de Ferguson en août dernier, a vu il y a peu les charges portées contre lui abandonnées par le grand jury. « J’ai fait mon travail dans les règles », « J’ai la conscience tranquille » a ainsi pu déclarer Wilson.

Au sortir de ce verdict, des milliers de personnes sont descendues dans la rue pour condamner son caractère ouvertement raciste. La répression policière et militaire lancée contre les manifestations témoigne de l’effondrement des illusions de la « démocratie post-raciale ».

Mais la France n’est pas l’Amérique, la profondeur historique de son sens de la démocratie, dit-on, est sans égale : tout cela est certes fort regrettable, mais bien loin de nous. Et pourtant, après l’assassinat du jeune étudiant écologiste Rémi Fraisse le 25 octobre à Sivens dans le Tarn, le gouvernement français et tous ses relais n’ont cessé d’accumuler les déclarations pour se dédouaner de toute responsabilité dans sa mort.

La classe politique a bien tiqué un peu, mais sans non plus en faire un casus belli. Qui donc, aujourd’hui, a réagi aux déclarations larmoyantes de l’avocat de celui qui a lancé la grenade assassine, selon lesquelles dans cette affaire le gendarme « est dans le même état d’esprit qu’un conducteur qui s’est parfaitement conformé au Code de la route, mais dont le véhicule a heurté mortellement un autre usager qui n’aurait pas respecté une interdiction. Ce qui s’est passé est un accident. Il n’est ni coupable ni responsable, mais il était présent, et c’est sa grenade qui a tué Rémi Fraisse. Il apprend à vivre avec ce drame malgré la pression émotionnelle importante. ».
Pauvre appareil répressif

Les rhétoriques varient, mais le fond est le même : le coupable, c’est la victime. Cette psychologisation n’est que le complément, de la tête du gouvernement à ses préfets et ses magistrats, de la dénégation du fait même des violences policières, respect de « l’ordre républicain » et de « l’Etat de droit » en renfort. Pauvre appareil répressif : va-t-on sérieusement s’arrêter à cela ?

Qu’est donc cette prétendue démocratie à la française qui absout la répression ? Et surtout, qui aujourd’hui ose se lever et défier cette banalisation de fait du permis de tuer ceux qui se révoltent, qui contestent ? Qui pour dénoncer la banalisation de l’interdiction de manifester sa colère, comme à Toulouse, où depuis le meurtre de Sivens quatre manifestations contre les violences policières ont été interdites en novembre, trois d’entre elles violemment atomisées, avec une ribambelle d’interpellations arbitraires puis de condamnations ? Certaines sont même susceptibles d’aller jusqu’à la prison ferme, des peines qui pourraient tomber à la lecture des jugements à Toulouse ce jeudi 4 décembre. Un rassemblement de soutien est d’ailleurs prévu à cette occasion devant le Palais de Justice de Toulouse.

De leur côté, les étudiants mobilisés de l’université du Mirail n’ont pas encore pris le contrôle de leur université, mais leur révolte est profonde et profondément politique. Ils ont compris que la survie exige de défier l’arbitraire sanglant, surtout s’il se pare des atours de la démocratie. Pour l’instant ils se sentent seuls. Même s’ils commencent à occuper leur université et reprennent régulièrement la rue. Faut-il attendre, comme dans le poème de Niemöller souvent attribué à Brecht, que tous se fassent prendre et que l’on néglige de se sentir concerné, et de s’étonner qu’au bout du compte on y passe aussi ?
La lumière dans un océan de défaitisme

A-t-on besoin d’un nouveau Charonne 1962, d’un Ferguson à la française, pour rappeler que lorsqu’un pouvoir prend goût à interdire les manifestations, à justifier l’injustifiable, et à se lancer dans des procès politiques, on touche du doigt cet « Etat d’exception » où tout devient permis ? Avons-nous oublié qu’en 2005, deux jeunes adolescents, innocents mais poursuivis par la police, avaient trouvé la mort électrocutés, point de départ de la grande révolte des banlieues que la gauche dans son ensemble s’était bien gardée de regarder de trop près ?

En 1964, Herbert Marcuse, symbole de l’intellectuel américain tentant de penser à la hauteur de son temps, écrivait dans L’homme unidimensionnel – dont le cinquantenaire est tristement négligé par chez nous – que l’un des espoirs de révolution qui résistait, à côté d’un mouvement ouvrier américain en crise, était les étudiants en révolte. Leur « Grand refus » restait la lumière dans un océan de défaitisme et de repli défensif non seulement des réformistes, mais également de l’extrême-gauche. Mai 68, en France, avait également commencé contre la répression policière, par une révolte étudiante avec laquelle s’était par la suite solidarisé le mouvement ouvrier, ouvrant ainsi la voie à la grève générale la plus importante des luttes de classes en Europe occidentale.

Bien sûr les conditions historiques ne sont pas les mêmes et une telle comparaison n’est pas d’actualité. Mais la défense des libertés démocratiques, le droit de s’exprimer et de manifester, et la condamnation des violences policières ne sont pas négociables. Il est intolérable qu’un manifestant puisse être arrêté et condamné seulement parce qu’il manifeste, mais il est encore plus intolérable que cela se produise sans soulever une indignation massive.

Nous qui signons cette tribune sommes des « intellectuels » selon la formule consacrée. Mais comme Sartre, au temps de la guerre d’Algérie, l’avait rappelé, il n’y a pas les intellectuels, et les masses, il y a des gens qui veulent des choses et se battent pour elles, et ils sont tous égaux. Aujourd’hui l’heure est grave, les droits démocratiques les plus élémentaires sont en péril, et la révolte gronde en toute légitimité. Hier, « tous des juifs allemands », aujourd’hui, « tous participant-e-s à des manifestations interdites ». Justice d’exception, prototype d’Etat d’exception, une nouvelle fois la démocratie du capital entre dans une phase haineuse et tombe le masque. Quiconque ne le regardera pas dans les yeux et ne s’insurgera pas avant qu’il ne soit trop tard, sera nécessairement, à un titre ou un autre, complice.>>

Les signataires de ce texte sont Etienne Balibar (philosophe, professeur émérite à l’université Paris-Ouest), Emmanuel Barot (philosophe, université du Mirail), Sebastien Budgen (éditeur), Judith Butler (philosophe, université de Berkeley, Californie), Vincent Charbonnier (philosophe, IFE-ENS Lyon), Mladen Dolar (philosophe, université de Ljubljana, Slovénie), Bernard Friot (sociologue et économiste, université Paris Ouest-Nanterre), Isabelle Garo (philosophe, enseignante), Eric Hazan (éditeur), Stathis Kouvélakis (philosophe, King’s College, Londres), Frédéric Lordon (économiste, CNRS), Michael Löwy (philosophe, CNRS), István Mészáros (philosophe, université du Sussex, Angleterre), Beatriz Preciado (philosophe, Musée d’art contemporain de Barcelone), Guillaume Sibertin-Blanc (philosophe, université du Mirail), Joan W. Scott (historienne, Institute for Advanced Study, Princeton, New Jersey) et Slavoj Žižek (philosophe, université de Ljubljana, Slovénie).

 

Article paru dans Le Monde le 03.12.2014

 

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