Le refus de marcher au pas (2)

Effet 11 janvier. Entendu aujourd’hui sur une grande radio nationale. Le journal de ce matin du 5 février rapporte les propositions suivantes pour l’Ecole : salut au drapeau, marseillaise chantée le matin, retour de l’ordre. Et pourquoi pas, dans la même ligne, la prière en début et en fin de journée ? Les effets pervers de cette journée du 11 janvier n’ont pas fini de s’étaler. En contrepoint, des enseignants reçoivent les nouvelle modalités d’évaluation au baccalauréat selon les compétences où le bon côtoie le pire (voir pour le pire un extrait qui vaut le détour des consignes qui vont servir de référentiel officiel dans les évaluations de biologie humaine: où il s’agit non plus d’évaluer des connaissances mais “la capacité à mobiliser ces connaissances”). A cela s’ajoute aussi les incantations du premier ministre sur la laïcité. Tout cela, lié aux arrestations d’enfant de 8 ans pour fait d’apologie du terrorisme, de mise à pied d’enseignants pour les mêmes raisons, peut légitimement rendre mal à l’aise.

Après ces événements, la nécessité apparait donc tout à coup de rendre à l’Ecole son rôle de formation de citoyens nourris au jus de la République.  Est-ce à dire que cela aurait été oublié ces longues dernières décennies ? En tout cas, les mesures ont été rapidement prises dans les bureaux du ministère comme le montre un document envoyé aux enseignants par leur hiérarchie. Le train de mesure est impressionnant, et rédigé avec efficacité et en vraiment très peu de temps !

Il y a quelque temps, sur la même radio nationale, Marcel Gauchet participait à une grande émission du matin (7-9 de France inter du 15 janvier dernier) répondant aux questions du journaliste puis aux questions des auditeurs. Au-delà de l’effet 11 janvier, les thèmes abordés et les paroles de Marcel Gauchet entrent curieusement en résonnance avec les analyses faites par ailleurs en ce qui concerne les failles de l’institution. Elles portent de nouveau à quelques réflexions de fond qui ne font toujours pas, et c’est très inquiétant, la base des différents discours institutionnels. A croire que l’institution, à travers ses nombreuses réformes, ses discours et ses cadres, persiste dans la même direction, celle qui, contrairement à sa mission fondamentale, organise la ségrégation scolaire, diffuse parfois de faux savoirs et ne forme pas de citoyens capables d’esprit critique et de pensée libre. Tant que les vrais problèmes ne seront pas clairement abordés institutionnellement (ils le sont pourtant par beaucoup, dans et hors l’Ecole) les incantations à la laïcité et à liberté de pensée ne resteront que des incantations de façade. Rien ne sera résolu tant que l’Ecole persistera à ne plus, ou à ne pas, être une fabrique d’intelligence, ce dont peuvent malheureusement faire douter les nouvelles modalités d’évaluation citées, pourtant bien nécessaires par ailleurs.

Parallèlement à l’imposant train de mesures proposé par la ministre se met en place une grande concertation sur le numérique à l’Ecole. Que sortira-t-il également, dans le climat actuel, d’un telle consultation du monde enseignant ? L’occasion sera-t-elle prise de remettre de l’intelligence, qui manque cruellement ? Il y a là possibilité de résistance. Tentons la chance.

Quelques éléments de réflexion à partir de ce que soulève Marcel Gauchet :

Une contre culture en face de l’Ecole

“Il faut augmenter le niveau d’exigence pour sortir de la naïveté des gens qui ne se croient pas dupes.” (M. Gauchet)

L’Ecole n’est pas hors de la société. Elle a affaire depuis quelques années à une contre-culture notamment celle issue des réseaux sociaux, du marketing ou du web dans nombre de ses aspects et dont l’idéologie de base a été de fait pervertie. Or cette contre culture, quelle qu’en soit la réalité, véhicule une pseudo-idéologie de liberté. Cette contre culture ” la (il s’agit bien de l’Ecole) fait donc assimiler très souvent, l’image n’a rien de surprenant, à une prison et, précisément, à une prison où on vous impose de penser d’une certaine manière.” (M. Gauchet). Seule donc, une augmentation des exigences et du niveau d’intelligence permettra aux jeunes de sortir de la naïveté sur laquelle joue cette contre culture. On retrouve là le rôle de l’Ecole dans la formation de l’esprit critique et d’une vraie libre-pensée. Et c’est bien dans ce sens qu’elle se heurte à cette contre culture.

 

Des connaissances nécessaires pour comprendre le monde

Un des problèmes de l’Ecole est que le monde y est entré massivement. Elle n’est plus le sanctuaire qu’elle a été. Une des grandes incantations de ces dernières années est que le métier d’enseignant a complètement changé. Le professeur n’est plus professeur en ce sens qu’il n’est plus transmetteur de savoirs. (On peut rappeler à ce propos la terminologie caricaturale qui fait à l’inverse de l’élève ou de l’étudiant non plus un élève ou un étudiant mais un apprenant !). L’enseignant ne deviendrait donc qu’un passeur pour un élève qui, grâce au numérique et à la masse d’informations externalisées, pourrait construire lui-même son propre savoir.

Or pour la compréhension, l’intelligence, du monde tel qu’il est, il faut aujourd’hui beaucoup de connaissances. Et s’il est vrai, comme le dit M. Gauchet que les enseignants se doivent d’être “des interfaces efficaces entre cette pression de l’information qui nous assaille de toutes parts, avec ce qu’elle suppose de connaissances pour être déchiffrée, et des élèves très démunis et portés systématiquement à mettre en doute la parole institutionnelle…” (M. Gauchet), cela pose la vraie question des connaissances préalables. On ne peut comprendre sans apprendre au préalable, ce que l’Ecole, dans un effet très pervers conteste en permanence depuis plusieurs décennies de manière délétère. Le grand enjeu de l’évaluation par compétences se trouve bien là. Va-t-on fournir et évaluer de vrais savoirs, ceux qui permettent l’intelligence du monde ou se contenter d’évaluer plus ou moins bien de seuls savoir-faire, à condition qu’il puisse exister des savoir-faire sans savoirs, ce qu’on peut mettre justement très légitimement en doute.

Le grand découragement

Le défi est majeur et les difficultés à la hauteur de ce défi. Or le monde enseignant est souvent très méprisé, malgré les éphémères pommades actuelles. Paradoxalement on demande à l’Ecole un pouvoir magique de fabriquer de l’esprit républicain, là où, d’ailleurs, les mêmes (politiques, medias -télévisés notamment et certains bien sûr plus que d’autres – et autres acteurs sociaux ou économiques) se montrent pas, et de très loin, des parangons de vertu républicaine. Or la magie n’existe pas. Devant la difficulté de la tâche, en l’absence de soutien de la hiérarchie et de l’institution dans son ensemble, beaucoup se découragent. Ce découragement, bien réel, reste en fait bien caché, omerta oblige. Il n’est d’ailleurs pas le fait de tous les enseignants, beaucoup étant également soit résignés soit tout à fait complices.

Si les réflexions sur l’Ecole peuvent mener au découragement ou à la résignation, il n’en reste pas moins que cette Ecole est à un tournant majeur de son histoire. Les événements du 7 janvier l’ont aussi placée au cœur du débat. Si ne sont médiatiquement et politiquement posées que les questions liées à la laïcité et aux vertus républicaines, le monde enseignant doit impérativement répliquer en se saisissant de la question des savoirs, des connaissances et, donc, de l’intelligence. Une de ses grandes responsabilités des dernières décennies est d’avoir consciemment ou inconsciemment sacrifiée. En ce sens là, elle a aussi sacrifié un véritable esprit démocratique et oublié l’essentiel des valeurs républicaines dont elle était l’étendard. L’augmentation très largement soulignée des ségrégations scolaires et sociales en est une magistrale illustration.

Le Gypaète barbu

Voir aussi : L’école embarquée (embedded) ; Ce qu’en dit Victor Hugo ; et Etre Charlie à l’Education Nationale ou le refus de marcher au pas.

Pour lire ou relire les anciennes chroniques :

dans l’ordre chronologique ici ;
dans l’ordre chronologique inverse ici.

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