De Rabelais à l’apprentissage du code informatique

« L’impression que la déraison domine désormais les hommes accable chacun d’entre nous. Que la rationalisation qui caractérise les sociétés industrielles conduise à la régression de la raison (comme bêtise ou comme folie), ce n’est pas une question nouvelle : Théodore Adorno et Max Horkheimer nous en avertissaient déjà en 1944 – au moment où Karl Polanyi publiait La Grande Transformation. Cette question a cependant été abandonnée, tandis qu’au tournant des années 1980, la rationalisation de toute activité, rapportée au seul critère de la « performance », était systématiquement et aveuglément orchestrée par la « révolution conservatrice » -imposant le règne » de la bêtise et de l’incurie. » Présentation en quatrième de couverture de Etats de choc – Bêtise et savoir au XXIe siècle – Bernard Stiegler – Essai – Ed. Mille et une nuits – janvier 2012 Continuer la lecture

Le miel de Calvin

La nouvelle production de Miel de Calvin est arrivée. Il y a un moment que j’ai envie d’en parler. J’avais gardé par devers moi une petite documentation ce qui explique la présence de quelques notes anciennes mais toujours actuelles.
Petit rappel.
Cela avait commencé en 2010. On avait mis, nous annonçait-on, les abeilles à l’abri du temple. “Le temple qui protège les abeilles” titrait dans son édition du 20 août, le journal L’Alsace légendant la photo de la ruche installée sur le toit du Temple Saint Etienne, Place de la Réunion, à Mulhouse, de la manière suivante :

“Les abeilles vont mal, avec un taux de mortalité qui approche de 30% selon les apiculteurs. Paradoxalement, l’air de la ville leur fait du bien. D’où l’idée de plus en plus fréquente d’installer des ruches en centre ville ”.

Paradoxe de journaliste. Il faudrait surtout se demander pourquoi la campagne ne réussit plus aux abeilles, pourquoi un tel besoin de «protection» urbaine et évangélique.
Il y a  quelque chose d’ironique dans cette appellation de Miel de Calvin. Je vais tenter d’expliquer pourquoi. Les abeilles n’ont pas seulement un rôle économique très concret – nous verrons lesquels – elles ont aussi une fonction métaphorique dans l’économie. Avant d’aborder la question du rôle des abeilles – et accessoirement de Calvin – dans la pensée économique du capitalisme, ce que nous ferons à partir de deux textes, la Fable des abeilles de Bernard Mandeville, bible du libéralisme, et le livre de Yann Moulier Boutang, L’abeille et l’économiste, arrêtons-nous un instant sur leur dimension de sentinelles de l’environnement.
L’article cité évoquait le chiffre de 30 % de mortalité. Si l’on en croit le dernier bilan de la Chambre d’Agriculture Alsace, elle était toujours de 23 % en 2012/2013

Les abeilles et nous
Les abeilles sont par leur extrême sensibilité des sentinelles de notre environnement, des lanceuses d’alerte. On prête à Albert Einstein une phrase jamais retrouvée mais souvent répétée par les apiculteurs à défaut d’être comprise par l’industrie chimique : si les abeilles venaient à disparaître, l’homme n’en aurait plus que pour quelques années à vivre. Qu’il l’ait vraiment prononcée ou non importe finalement peu, ce qui compte, c’est la signification profonde de cette phrase, son caractère d’avertissement. Quand cela va mal pour elles, cela ne va pas bien pour nous. Ne pas prendre soin des abeilles, c’est ne pas prendre soin des humains. Les difficultés auxquelles sont confrontées ces petites bêtes font l’objet d’une longue liste qui vont des virus aux pesticides en passant par les OGM et les ondes électromagnétiques et quelques méchants prédateurs. Il leur arrive aussi de butiner des déchets industriels sucrés comme ce fut le cas pour l’entreprise de Haguenau fabricant des M&Ms. Les abeilles ont alors fabriqué du miel bleu, et des ruches ont du être détruites. C’est bel et bien l’activité humaine qui est en cause dans les difficultés des abeilles.

Abeilles et néolibéralisme
Bernard Mandeville est connu principalement pour son “poème” La Fable des abeilles, publié une première fois en 1705 sous le titre The Grumbling Hive, or Knaves Turn’d Honest, La ruche mécontente ou les filous devenus honnêtes et republié et commenté en 1714/1723 sous le titre Fable of the Bees (La Fable des Abeilles) or Private Vices, Publick Benefits dans laquelle il s’efforce de démontrer qu’une main invisible fait en sorte que les vices privés forme la vertu publique, devenu le crédo pervers du néolibéralisme. Bernard Mandeville est un calviniste hollandais d’origine française émigré à Londres. Dans son texte, il prend l’image de la ruche et de ce qui se passe à l’intérieur pour décrire la société britannique de son époque. Les avocats sont des voleurs, les médecins des ignorants, les prêtres des paresseux, les soldats des resquilleurs, les ministres détournent l’argent public, la justice est au service des riches et pourtant :

“chaque partie de la ruche était pleine de vice mais l’ensemble était un paradis”.

A contrario, la vertu partagée ruine la ruche. Mandeville fait scandale. On le surnommera même Man Devil, homme du diable.
Le philosophe Dany-Robert Dufour place La Fable des abeilles à la base de la perversion fondamentale du libéralisme. Dans son livre Le divin marché, sous-titré La révolution culturelle libérale (Denoel), il écrit :

« La thèse principale de l’œuvre est claire : les attitudes, les caractères et les comportements considérés comme répréhensibles au niveau individuel (tels que l’appât du gain, le goût du luxe, un train de vie dispendieux, le libertinage…) sont pour la collectivité à la source de la prospérité générale et favorisent le développement des arts et des sciences. L’anthropologie libérale est née, sa morale s’exprime dans le second sous-titre de la Fable :
Soyez aussi avide, égoïste, dépensier pour votre propre plaisir que vous pourrez l’être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens.
Ce qui peut se condenser en il faut laisser faire les égoïsmes. Cette idée de Bernard Mandeville sera reprise, développée et expurgée de tout diabolisme – blanchie en somme – par Adam Smith dans son œuvre principale, La richesse des nations, puis par toute l’économie libérale suivante. Le libéralisme, c’est d’abord cela : la libération des passions/pulsions. »

Calvin et le capitalisme
Il n’est pas seulement question d’abeilles et de miel mais aussi de Calvin. Certes le calvinisme n’est pas un libéralisme, mais on sait que la réforme protestante a, en modifiant l’esprit du capitalisme, permis son essor. C’est moins la doctrine religieuse elle-même que l’état d’esprit qui en a résulté, notamment de la doctrine de la prédestination, qui ont favorisé le développement du capitalisme selon Max Weber qui, dans son célèbre livre, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, note que « le calvinisme fut l’un des éducateurs de l’esprit du capitalisme » et ajoute :

«… l’influence du calvinisme s’exerçait d’avantage dans la libération de l’énergie en vue de l’acquisition privée. Car en dépit du légalisme formel de la situation personnelle de l’élu, la sentence de Goethe aurait souvent pu s’appliquer, en fait, assez justement aux calvinistes : celui qui agit est toujours sans scrupule, celui qui contemple seul a une conscience » (page 182 dans l’édition Pocket Plon)

Mais l’homo oeconomicus se trompe en se contentant d’associer les abeilles et le miel, car nos petites butineuses font plus que cela, elles pollinisent.
A l’occasion de la réflexion sur la disparition des abeilles, on a pris conscience qu’il ne fallait pas seulement prendre en compte leur activité de productrice de miel mais une autre activité non moins sinon plus importante : l’activité pollinisatrice. Les abeilles ne sont pas seulement importantes par la production de miel (production déclinante en France compensée par des importations croissantes), elles ont aussi une intense activité d’échange. La vie de plus de 20 000 espèces dépend de l’activité des butineuses. Les producteurs de fruits le savent bien qui installent des ruches dans les vergers. Dans les régions de production fruitière, des colonies d’abeilles sont louées aux apiculteurs pour favoriser une production satisfaisante de fruits.

Fable contre Fable
Opposée à la fable évoquée de Mandeville voici la Fable de L’abeille et l’économiste, imaginée par Yann Moulier Boutang et qui se termine ainsi :

(…)
Pour les fables de l’économie
Seules les fourmis travaillent.
Les cigales sont vues en reines des fringales
Elles servent d’épouvantails.
Et de patrons à nos envies.
Leur morale nous dit qu’on ne peut consommer
Que ce qu’on a tout d’abord épargné.
Les abeilles ne vaudraient que leur cire et leur miel
Quant au pollen qu’en se nourrissant elles sèment
Il ne produirait rien que les fientes du ciel.
Nous l’avons vu, c’est à suivre cette leçon
Que notre paysan fut pris.
Combien de doctes hameçons
Ont ainsi ravagé la ruchée de la vie
Jetant sur ces nomades l’anathème ?
La fable du sieur Mandeville
Ne dissipa point ce gâchis
Semer le pollen fut confondu par lui
Avec une invisible main.
Beaucoup de bruit pour rien.
Il suffit de rendre aux abeilles
Ce que fourmis et cigales leur dérobèrent
Dans nos têtes, pour qu’on retrouve les merveilles
Du monde et son activité subtile.

La métaphore de la pollinisation
Yan Moulier Boutang consacre un chapitre de son livre L’abeille et l’économiste à la métaphore de la pollinisation dans lequel il explique :

« la pollinisation, c’est-à-dire le transport des cellules reproductrices de plantes en plantes au cours de leur cueillette du pollen. Cette opération, au fond, constitue une condition primordiale à la reproduction du vivant. Les abeilles ne produisent pas le vivant en tant que tel, mais créent et contribuent puissamment aux conditions de sa reproduction. Elles sont un facilitateur de sa reproduction. Elles produisent du miel mais aussi de la biosphère, du vivant ».

La métaphore peut s’étendre à celle de la prédation :

« Si l’abeille pollinise, on peut lui prendre son miel. Si on prend l’exemple des ours, ceux-ci dénichent les essaims d’abeilles et s’empa¬rent des ruches, dévorent leurs larves, les rayons de miel, les rayons de cire, se goinfrent et détruisent totalement les essaims. Après leur passage, il faut que d’autres essaims se reproduisent. Si les abeilles sont une image des hommes, on dira que le suceur de plus-value absolue, le capitaliste absolu, ressemble à l’ours ».

L’attitude intelligente consiste bien entendu à prendre soin des ruches c’est-à-dire de son investissement. Si l’abeille intervient dans la production du vivant, on retrouve le rôle pollinisateur dans l’activité humaine complexe :

« Mais à la place du pollen, on va trouver tous les immatériels, la confiance, la coopération volontaire, la mobilisation des affects qui détermine la capacité cérébrale, et surtout le travail de réseau, la coopération en réseau qui prend la forme de la contribution. Que fait l’abeille? Elle crée du réseau, découvre des endroits à polliniser, revient voir ses congénères, leur indique les zones où il y a à butiner. On sait même que par les signaux chimiques (une forme de langage chimique, comme d’ailleurs les fourmis en ont un également), elle est capable d’indiquer à ses congénères la variété de plantes et les différents types de pollens et de sucs qu’elles peuvent trouver.
Donc cette activité rhizomatique c’est exactement ce qui se produit quand les êtres humains résolvent un problème par l’addition de leurs forces cognitives en réseau. C’est ce qu’on appelle le lien social, le maintien des liens, la sociabilité, le langage, autant de principes qui maintiennent des possibilités de coopération et, au-delà d’une coopération strictement mécanique, permettent d’atteindre ce que Durkheim appelle la solidarité organique d’une société. Ce qui veut dire qu’on va faire entrer en ligne de compte, puisque le cerveau est quelque chose de très différent d’une pièce mécanique, des éléments comme les affects globaux du corps, la confluence et la combinaison des différents sens qui sont des capteurs multiples. Tout se passe comme si le cerveau ou le corps humain, qui n’ont pourtant qu’un trente-sixième de l’odorat du chien, un cinquantième de l’œil du hibou, un centième du toucher d’une abeille ou d’une libellule, comblaient ce handicap par la combinaison de l’ensemble de ces éléments. Nous savons que les animaux sont capables, grâce à des zones cérébrales extrêmement développées, de traiter de l’information émanant d’un capteur, mais nous savons aussi que les lobes cérébraux supérieurs combinent ces fonctions primitives du cer¬veau (1’attrait, la répulsion, la peur, l’angoisse, le retrait, etc.) avec des fonctions beaucoup plus complexes qui synthétisent, structurent et coopèrent volontairement. Ainsi l’affect, le désir ne sont pas simplement guidés de façon instinctive, comme par exemple l’instinct sexuel de reproduction. Ce sont des opérations extrêmement complexes dans lesquelles non seulement les humains gèrent des informations sur un environnement en réseau dynamique qui bouge, mais fabriquent aussi du réseau – et notamment du réseau cognitif, qui est l’activité vivante par excellence et dont la société humaine est l’exemple le plus achevé sur terre. C’est cela, la pollinisation »

Economie pollen contre économie fourmi
Le problème aujourd’hui est que l’activité de type pollinisatrice n’est pas prise en compte dans la définition du travail, elle n’est pas rémunérée. La pollinisation est la métaphore d’une économie en devenir, celle de l’économie collaborative Aujourd’hui « l’économie pollen » est en conflit avec une volonté de rétablir l’économie fourmi comme le résume Bernard Stiegler :

« La valorisation du temps hors production (et la redéfinition de ce que signifie produire), c’est ce qui relève de ce que Yan Moulier Boutang appelle « l’économie pollen ». L’économie contemporaine repose de plus en plus sur une telle « pollinisation ». Le pollen, on le sait bien de nos jours, est ce que les abeilles et autres hyménoptères transportent entre les sexes du règne végétal et qui rend possible la reproduction du vivant dans son ensemble. C’est une telle valeur que produisent les communautés de pairs. Cependant, les systèmes de traçabilité qui se sont installés avec le social engineering ressemblent plus à des fourmilières qu’à des ruches : les internautes qui tracent leurs activités plus ou moins involontairement et inconsciemment sont très comparables à ces fourmis qui émettent des phéromones chimiques et indiquent ainsi et en permanence à toute la fourmilière ce qu’elles font – ce qui permet la régulation de l’ensemble du système et un contrôle quasiment parfait de l’ordre « social » (qui n’a précisément rien de social de ce fait même). La question de l’automatisation est aussi celle-là : abeilles ou fourmis ? » (Bernard Stiegler : réinventer un rapport au temps)

La clameur irrationnnelle de Nice

Image du film "Œil pour œil" de James W Horne avec Laurel, Hardy et James Finlayson. Le plus faible, malmené, s’attaque à encore plus faible que lui.

Les récents évènements de Nice, porteurs de nouveauté quoique affligeante, dans son double aspect de clameur irrationnelle soutenue par les réseaux sociaux méritent que l’on s’y arrête. L’ambition du présent article est d’abord de proposer quelques pistes de réflexions glânées parmi les plus intéressantes.

Procédons d’abord, grâce à un remarquable article de Maître Eolas, à un rappel des faits dans toutes leurs dimensions

« À Nice, un bijoutier de 67 ans a été victime d’un vol à main armée alors qu’il ouvrait sa boutique, vers 9h du matin. Deux individus armés de fusils à pompe l’ont alors contraint à ouvrir son coffre et se préparaient à prendre la fuite sur un scooter (je ne connais pas le déroulé précis des faits mais il semblerait que des coups lui aient été portés). Le bijoutier a alors pris un pistolet automatique de calibre 7,65 mm, est sorti dans la rue et, soit au niveau de sa boutique, soit après avoir couru après les malfaiteurs, les versions divergent, a ouvert le feu à trois reprises, blessant mortellement le passager du scooter. L’autre a réussi à prendre la fuite et au moment où j’écris ces lignes, est toujours recherché, la police ayant probablement déjà une bonne idée de son identité.
L’homme abattu avait 19 ans, et avait déjà été condamné pour des faits de vols, des violences et des infractions routières, d’après Nice Matin citant des sources policières. Il avait une compagne enceinte de ses œuvres.
À la suite de cette affaire, ce bijoutier a été placé en garde à vue pour homicide volontaire, garde à vue qu’il a passé hospitalisé car se plaignant de douleurs suite aux coups reçus. Au terme de cette garde à vue, il a été présenté à un juge d’instruction qui l’a mis en examen pour homicide volontaire, placé sous contrôle judiciaire, c’est-à-dire remis en liberté avec obligation de fixer son domicile à une adresse convenue, située hors du département des Alpes Maritimes et tenue secrète, et placé sous surveillance électronique, c’est à dire qu’il a un bracelet électronique à la cheville qui déclenche une alarme s’il s’éloigne de plus d’une certaine distance d’un boitier électronique relié à une ligne téléphonique. Le contrôle judiciaire a pu prévoir des horaires de sortie, j’ignore si ça a été fait.

Voici l’état des faits qui a provoqué une vague d’indignation, une partie de l’opinion publique ayant la sensation que c’est la victime que l’on poursuit, et approuvant non sans une certaine virulence le geste de ce commerçant. Je passe sur les messages particulièrement haineux qui accompagnent parfois ce soutien, on est en présence d’un emballement classique sur la toile. Il y a un raz-de-marée de commentaires de soutien, donc, noyé dans la masse, on se sent à l’abri et on se désinhibe, et pour se faire remarquer dans la masse, il faut faire pire que le dernier message haineux. Aucun intérêt, on est au niveau de la cour de récré, pour savoir qui a la plus grosse. Je m’adresse dans ce billet à ceux qui ont cliqué de bonne foi mais qui restent sensibles à la raison, pas à ceux qui s’enivrent de violence dans leur condamnation de la violence. »

Suit une analyse juridique tout aussi précise à laquelle je renvoie. A ceux qui restent sensibles à la raison, Maître Eolas rappelle dans son analyse juridique que nous ne reprenons pas ici que le droit de la vengeance privée illimitée a été aboli, ce qui a permis des conséquences jugées par certains néfastes mais que d’autres appellent la civilisation.

Etre victime d’un braquage n’ouvre pas de droit à ouvrir le feu dans la rue

Mais s’agit-il simplement d’un « emballement classique » sur la toile, un jeu de qui a la plus grosse quéquette transposé sur les réseaux sociaux, dans un espace un peu plus amples qu’une cour de récré ? Certes, les partisans du lynchage ont souvent un problème du côté de leur zizi, mais ne risque-t-on pas de passer à côté de phénomènes inédits ?

Une page Facebook “Soutenons ce bijoutier qui ne faisait que son travail” a été ouverte. Elle a rapidement rassemblé 1,5 millions de « likes » au point que l’on a pu penser à une manipulation. S’il elle a eut lieu, il semble cependant que cela soit resté marginal (Voir Arrêt sur image)

Comme le note Olivier Ertzscheid, ce million et demi de “likes” doit être analysé différemment des autres emballements que l’on a pu connaître, « parce qu’il mobilise, toujours sur le mode pulsionnel, une empathie cette fois parfaitement incarnée, faussement engagée, une empathie dans laquelle toute mise à distance symbolique, personnelle, affective ou critique est abolie ».
Il ajoute :

« Dans l’absolu et en général, “liker” une page engendre un coût cognitif nul et explique pour partie que pour peu que l’on ait l’impression même vague, même fuguace, même erronée, de se reconnaître un tant soit peu dans le descriptif de la page, on soit tenté de le faire, a fortiori si cette page nous est signalée par nos amis. Le problème que posent les “like” de soutien au bijoutier de Nice est que, s’ils n’impliquent pas nécessairement que l’ensemble des “likeurs” aient basculé dans un système de valeurs dans lequel faire feu dans le dos d’un homme qui est certes un cambrioleur, certes récidiviste, devient a priori et in fine parfaitement légitime, cette action de “liker” oblige à tout le moins à se poser la question. Car ce que clame la page Facebook de soutien n’est pas simplement l’offuscation des “fans” à l’égard de sa mise en examen, mais bien au-delà la clameur d’un million et demi de personnes pour la loi du Talion. Oeil pour oeil. On tire d’abord, on juge après ».

La télévision dégouline de vulgarité par tous ses pores. Faut-il s’étonner qu’il en aille de même sur ses extensions que sont les réseaux sociaux. Ensemble, télévision et réseaux sociaux, alimentent les pulsions au détriment du recul nécessaire et de la réflexion qui forment la base d’une civilisation. Ils infantilisent et facilitent la lâcheté.

Olivier Ertzscheid :

« Facebook nous ramène en enfance. A l’âge où nos armes sont faites de bois, à l’âge où si on est un gentil, on tue le méchant, de face ou de dos. Je décrivais déjà ce phénomène ainsi : “Le vrai problème c’est que soient mises à disposition d’enfants ces grammaires obsessionnelles du désir, du pulsionnel et de la transaction magique : je veux, j’aime, je possède. Et qu’elles le soient comme l’alpha et l’oméga circonscrivant l’ensemble des activités de publication.” (Source) Facebook fait de nous des enfants, sommés de s’exprimer sur un fait politique avec les instruments et le cadre de raisonnement et de compréhension d’un enfant de 6 ans ou d’un citoyen romain dans l’arène des jeux du cirque. Pouce en haut : t’es un héros. Pouce en bas : PAN ! T’es mort. » (Source)

« Liker » est-ce un geste politique ? Xavier de la Porte le pense :

« En février 2009, la fonction est implémentée sur Facebook et en septembre 2013, en France, à des milliers de kilomètres, nous voici en train de constater que « liker » peut être un geste politique. Quand on y pense, ça n’est pas rien. Ce n’est pas tous les jours que s’inventent des gestes politiques. On connaissait le vote, la pétition, la manifestation, le pamphlet ou encore l’attentat, il faut aujourd’hui compter un nouveau venu : le « like ». Et si « like » nous déstabilise, c’est parce qu’il est nouveau, bien sûr, mais aussi parce qu’il compte en lui des éléments qui nous déstabilisent dans les pratiques numériques en général : il y a le filtre de la technique (cliquer est un geste technique), on a du mal à qualifier la force de l’engagement (comme dans la soi-disant « amitié » qui structure Facebook), le caractère spontané ou réfléchi de l’acte, on évalue mal le degré de réalité de l’opinion ou du geste. Le geste politique que représente le « like » nous trouble car il échappe à nos grilles d’analyse politique. Alors, évidemment ces 1,6 million de « like » disent quelque chose, et sans doute quelque chose d’inquiétant, mais je me méfie de tout ceux qui donnent une interprétation définitive. » (Source)

Bien d’accord pour laisser les choses ouvertes. Surtout à la critique

Le problème est que cliquer sur un bouton « j’aime » de FB n’implique pas le courage physique de participer à un attentat (qui n’est plus politique depuis lontemps, d’ailleurs), l’engagement physique de la participation à une manifestation avec éventuellement perte de salaire en cas de grève, l’apposition d’une signature au bas d’une pétition, surtout quand tout cela est à contrecourant de l’air du temps. L’anonymat et la lâcheté caractérisent plutôt le geste FB. La lâcheté porte le masque de l’apolitisme. Nous sommes dans une sorte de « communisme de l’émotion » comme dirait Paul Virilio. Gageons même que si le geste était considéré comme politique, le nombre de candidat à le faire serait moins nombreux.

Il n’empêche que le geste, s’il n’est pas directement politique, fait sens que cherche à définir André Gunthert :

« Peut-on imaginer expression plus limpide de la désagrégation du lien social que la revendication de se faire justice soi-même – qui est précisément le contraire de la justice? (…) Mais ce que disent les soutiens du bijoutier de Nice est plus brutalement qu’ils ont perdu toute confiance dans le fonctionnement normal des institutions supposées donner sens à la vie démocratique. Il n’est pas certain qu’un appel à la raison suffise à les convaincre de changer d’avis ».
.
« A l’ère du démantèlement des systèmes de protection collectifs voulu par la mondialisation, ce qui caractérise aujourd’hui le mieux le ressenti des classes les moins favorisées est le repli sur soi et sur la cellule familiale, comme une réponse pragmatique à la disparition de toute forme d’horizon collectif. Faire justice soi-même, ou plutôt le crier, est-il autre chose qu’adresser à un acteur lointain et indifférent la colère et le ressentiment d’un abandon? »
(…)
« Face à la réalité de la démission des élites, à la perte de confiance des masses, et aux dérèglements qui se manifesteront dès 2014, année électorale, un million et demi de likes n’est qu’un modeste signal et un avertissement sans frais. Nos dirigeants n’ouvriront-ils les yeux que quand il sera trop tard? La leçon est pourtant dès à présent flagrante. Comme l’écrivait le grand historien Eric J. Hobsbawn en conclusion de son magistral Age des extrêmes: La rançon de l’échec, c’est-à-dire du refus de changer la société, ce sont les ténèbres».(Source)

C’est avec une telle chute que  les problèmes commencent .« Changer la société », le mot est lâché. C’est là que cela se complique. Pourquoi ne se passe-t-il rien en ce domaine ? Que faire avec toute cette bêtise ? La transformation qu’appelle la guérison des souffrances qui nous affectent tous nécessite de s’attaquer aux véritables causes du malheur, dit Bernard Stiegler. J’en retiendrai par rapport à notre sujet le passage suivant, extrait d’un entretien à propos de son dernier livre Pharmacologie du Front national :

« Tandis que le consumérisme s’effondre, un autre modèle émerge, dont ni la gauche ni la droite ne disent un mot. Le rapport Gallois est à cet égard consternant. Les infrastructures numériques configurent depuis l’avènement du Web un modèle industriel qui ne correspond plus du tout à celui du XXe siècle parce qu’il dépasse l’opposition fonctionnelle entre production et consommation. La gauche n’en dit et n’en fait rien par manque de courage et de confiance dans l’intelligence des gens qui ne demandent qu’à penser et à se retrousser les manches pour fonder un nouveau monde – en particulier la jeunesse. Les gens veulent des concepts politiques porteurs d’une vision, la France veut savoir où elle va, et seul le courage de recommencer à penser et à inventer permettra de répondre à l’angoisse qui fait la fortune de Marine Le Pen. Le nouveau modèle participe à la fois de ce que l’on appelle l’économie des données, la production logicielle libre, la production matérielle décentralisée avec les fab labs, les smart grids en matière énergétique, etc. Ce modèle est «pharmacologique» lui-même : il peut être mis au service des pires politiques commerciales, comme le fait Facebook. Mais il ouvre des perspectives extrêmement prometteuses – pour autant qu’une action publique novatrice en crée les conditions de solvabilité. Cela nécessite de mettre en œuvre une politique du numérique requalifiant de concert et avec les Français toutes les politiques ministérielles et relançant ainsi une véritable stratégie industrielle pour le XXIe siècle (…)» (Source)